3 septembre 1944, Enghien
Il y a peu de monde à la messe ce dimanche matin Le capucin de service ne semble pas avoir le cœur à son ouvrage d’officiant. Les fidèles parlent entre eux presque à voix haute. Je perçois des bribes de leurs conversation : « Radio Londres a annoncé hier soir que les troupes américaines sont entrées en Belgique », « Arras a été libérée avant-hier », « Ils vont certainement arriver aujourd’hui », « Un drapeau belge a été planté cette nuit sur la tour de la grande église ».
L’espoir est palpable. Le bonheur qui en est le corollaire déride tous les visages et y dessine des amorces de sourires.
« Ite missa est ». Le « Deo gratias » qui suit se perd dans le brouhaha provoqué par la sortie précipitée des ouailles que Dieu a dû trouver bien tièdes en cette belle matinée de septembre.
Mon père n’arrête pas de tousser, nerveusement. Une inquiétude perce la cuirasse de sa joie. Probablement la crainte de violents combats ou de bombardements imminents.
Pour rentrer à la maison nous devons traverser une rue qu’encombre une pitoyable soldatesque à l’uniforme vert de gris. Les militaires progressent en deux files. La première comporte des véhicules hippomobiles et des soldats se mouvant à pied dans le désordre le plus complet. La deuxième se compose de camions, motos, camionnettes, autochenilles, chars et canons tractés. Le convoi fortement camouflé de branchages fait songer à une forêt en marche. Le défilé se poursuit jour et nuit depuis près d’une semaine. Les fuyards abrutis par la fatigue avancent comme des automates, le regard vide de toute expression. Est-ce là tout ce qui reste de cette fière armée conquérante de mai 1940 ? Le soleil éclatant et le ciel profondément bleu sont les seuls points communs entre les journées d’invasion et ce dimanche de débâcle.
Arrivé à la maison, mon père déplace le couvercle en béton d’une citerne extérieure laquelle, vidée de ses eaux, nous a servi d’abri lors d’alertes aériennes. J’aime descendre dans ce lieu, me fondre dans sa pénombre, savourer sa fraîcheur et lancer des petits cris que l’écho fait rebondir sur les parois cimentées
Il est l’heure de la sieste, mais elle ne sera pas respectée aujourd’hui.
Tous les habitants du quartier postés sur le pas de leur porte s’interpellent et se communiquent des nouvelles qui, pour la plupart, s’apparentent plutôt à des rumeurs. Des tirs provenant de l’extérieur de la ville arrêtent net les conversations. Soudain un avion de chasse anglais nous survole à basse altitude. Au ronronnement assourdissant de son puissant moteur suivent des détonations de mitrailleuses et des explosions successives. Les commentaires vont bon train. Le combat doit se dérouler dans les environs du cimetière. La mitraillade se renouvelle à plusieurs reprises. Très peu de temps après l’avion passe à nouveau, en sens inverse, presque à la hauteur des toits. Un peu plus tard, une nouvelle rumeur prend corps, une colonne blindée allemand aurait été anéantie au lieu-dit « Le Patriote ». Un cycliste apparaît, la chemise trempée de transpiration. Il confirme le massacre dont il se dit avoir été le témoin. Il prétend aussi que les Allemands ont fusillé un groupe de résistants. Et les rumeurs se transforment en nouvelles.
La joie se mêle à la tristesse, l’espoir à la crainte. De l’excitation rehaussée d’appréhension naissent des éclats de rires nerveux.
Sur la façade d’une maison de la rue vient d’être hissé un grand drapeau belge. La demeure est occupée par un collaborateur notoire. A la stupeur et la consternation provoquées par ce revirement grotesque suit une bienfaisante hilarité.
Une demi heure plus tard, une jeune femme déboule dans la rue et la voix vibrante d’émotion s’écrie : « Les Anglais sont là ! Ils sont à la rue de Bruxelles ! ».
A quoi peuvent bien ressembler ces dieux que la propagande nazie ne nous a montrés que morts ou prisonniers ?
Les gens du quartier se hâtent vers la rue de Bruxelles, située à moins de cent mètres de chez moi.
Le bruit d’une fusillade nourrie stoppe net la ruée. Encore quelques coups de feu suivis d’un silence intriguant. Le courant s’inverse, tout le monde se précipite vers son domicile et s’y calfeutre.
Mon père et moi regardons dans la rue par le châssis grillagé de la porte du magasin. Un soldat allemand tourne le coin de la rue qui relie la mienne à la rue de Bruxelles. Il boite, titube, se rattrape aux portes des maisons, s’appuie sur les façades. Il s’assied sur le perron en pierre bleue de la maison située en face de notre poste d’observation. Avec lenteur il replie son pied gauche et en entoure la cheville de ses deux mains. Une auréole sanglante colore son bas, une balle a fracassé son pied. Il lève plusieurs fois la tête au ciel comme pour en implorer une aide et pousse des râles à plusieurs reprises. Inquiet, il tourne la tête sans arrêt scrutant les deux côtés de la rue d’où pourrait surgir un nouveau danger. Un képi à longue visière lui confère encore une allure agressive et cela en dépit de son état et l’absence d’armement.
Un martèlement de bottes prend naissance au coin de la rue, s’amplifie et s’approche. Trois résistants en uniforme de toile beige viennent se placer face au blessé et braquent sur lui une mitraillette Sten.
Après un bref conciliabule et une fouille rapide, deux d’entre eux relèvent le misérable éclopé, l’entourent et placent ses bras sur leurs épaules. Les quatre hommes s’éloignent à grands pas. La jambe inerte du blessé rebondit sur les pavés dans un raclement de crécelle. Un quart d’heure plus tard, vers 16H30, mes parents, quelques voisins et moi reprenons le chemin de la rue de Bruxelles. Dans une rue adjacente, une femme jette des seaux d’eau sur une énorme flaque de sang étalée sur un trottoir et balaie le liquide rosâtre dans le caniveau. Elle nous explique qu’un militaire allemand s’est traîné sur une cinquantaine de mètres pour venir succomber devant sa porte. Elle ne cesse de se lamenter sur le sort affreux de ce très jeune soldat dont elle a entendu les dernières cris et râles. Elle ajoute qu’il faisait partie d’une équipée de militaires fuyant à bord d’une voiture particulière. Débouchant dans la rue de Bruxelles, ils se sont retrouvés face à un char anglais arrêté vers lequel s’avançaient des civils en joie.
Il s’en suivit un combat rapide et inégal. Une mitrailleuse du char perça la voiture d’une multitude de projectiles, y semant la mort et la désolation. Un seul occupant se rendit, indemne. Les autres furent tués ou blessés. L’éclopé de ma rue faisait partie de ces fuyards.
Nous atteignons le convoi des libérateurs. Le bonheur que j’ai ressenti à ce moment s’est greffé à tout jamais dans la mémoire de mon cœur.
La foule entoure les chars et les jeeps à l’arrêt. Elle veut toucher le matériel arborant une étoile blanche à cinq branches comme pour se persuader qu’elle ne rêve pas, que le cauchemar se termine. Des soldats se penchent, acceptent en souriant les fleurs que leurs tendent des mains frénétiques. Des hommes et des femmes se hissent sur les chars et se glissent dans les jeeps et les chenillettes. Des jeunes filles embrassent leurs libérateurs qui leur rendent leurs baiser avec une innocence toute feinte. Aux cris d’allégresse se mêlent les pleurs des plus émus.
Mais les militaires alliés doivent reprendre la route. Les moteurs démarrent dans un nuage bleuté de gaz d’échappement.
Et défilent sans fin les véhicules salués par des centaines de mains. Le crissement des chenilles sur les pavés fait vibrer les vitres des maisons et frémir mes entrailles. Quatre années de souffrances, de faim, de peur, d’humiliations, s’estompent dans les hurlements de joie que ne parvient pas à surmonter le rugissement du charroi guerrier.
La voiture allemande mitraillée a été poussée dans une rue adjacente. Les impacts des balles ne peuvent se compter. La plupart des objets qu’elle contenait ont été enlevés par les habitants. Seuls y traînent encore quelques vêtements souillés de sang.
Une foule en liesse remplit les rues de la ville. Beaucoup de gens s’embrassent, rient, laissent éclater leur bonheur avec une exaltation proche du délire.
Sur le balcon de l’hôtel de ville quatre femmes tondues font face aux passants. L’une d’elle pleure à chaudes larmes. Des insultes et quolibets scabreux fusent de toute part. La vue de femmes chauves me stupéfie et me heurte, je ne pouvais m’imaginer une femme tondue. Ma mère m’explique qu’elles se sont mal conduites avec des Allemands. Certaines en ont même épousés.
Attroupement étrange sur la grande place, en face de la maison communale et le long de l’église. Une cinquantaine de soldats à l’uniforme inconnu conversent dans une langue baroque. On nous apprend que ce sont des prisonniers russes que les Allemands employaient dans un dépôt de munition établi au Bois de Strioux. L’occupant l’a fait sauter il y a quelques jours. Les Russes aimeraient qu’on les prenne en charge et qu’on les rapatrie rapidement. Mais personne ne semble se soucier d’eux.
Plus loin, sur le perron d’une maison patricienne, un coiffeur s’affaire à tondre la tête d’une femme. Cinq autres, sur le trottoir, attendent leur tour, certaines avec résignation. L’une d’elle est vêtue d’une simple combinaison. Deux autres, parmi les plus jeunes, pleurent en se tenant par la main. Des sœurs probablement. Des injures et quelques rires gras s’élèvent de la foule : « Salopes ! Putains ! ». La plupart des spectateurs demeurent cependant silencieux. Une grande tristesse m’envahit. Leur crime a-t-il donc été si grave pour provoquer un tel châtiment, de telles humiliations ? La fille en combinaison me fait penser à ma sœur lorsqu’elle se déshabillait le soir dans notre chambre commune. Au moment où elle ôtait ce sous-vêtement, je devais tourner mon regard vers le mur. Le bruissement soyeux des dessous enflammait mon imagination de gamin et éveillait d’imprécises envies à l’érotisme inconscient.
Deux femmes arborent un crâne totalement chauve. L’impitoyable tondeuse poursuit sa sinistre tâche et se faufile dans la permanente d’une fille blonde. Elle alimente par une intermittente cascade de cheveux une mer ondoyante de mèches de tons divers étalées sur le perron.
Mes parents m’éloignent de ce navrant spectacle qu’ils ne semblent d’ailleurs pas approuver.
Des soldats de l’armée secrète appelée aussi Armée Blanche par opposition aux uniformes noirs des volontaires belges enrôlés dans l’armée nazie, encadrent un groupe de civils en marche. Tous portent une valise ou un baluchon. Ces hommes sont d’anciens collaborateurs avec l’ennemi. Des poings se lèvent vers eux, des invectives fusent de partout.
La ville entière se retrouve dans la rue. Pas un seul Enghiennois n’est demeuré chez lui. Chacun savoure la liberté retrouvée. Terminés les contrôles d’identité, les rafles, la censure des médias, la propagande agressive, les dénonciations vraies ou fausses, l’autocensure du verbe et de l’écriture, les fouilles corporelles et des bagages avec des armes pointées vers soi, le mépris de l’occupant, les prises et exécutions d’otages, la bassesse des collaborateurs et autres traîtres, l’éducation tronquée, la haine des Juifs, la Gestapo, la torture, la clandestinité, le camp de Breendonk, l’appréhension du jour même et du lendemain. Bref, c’est le retour à une vie décente dont l’épanouissement va pouvoir se développer dans le cadre de la démocratie renaissante. Le soulagement est immense, l’espoir proche de la paix.
(à suivre : La libération : 4 septembre 44)
JeannineK Répondre
A Bruxelles, la débâcle de cette armée allemande
désorientée, le soldats dépenaillés, affalés sur les trottoirs , cette situation tout à fait insolite, je m’en souviens fort bien moi aussi
vous évoquez avec talent les détails de la libération
que ce soit en province ou dans la capitale, la liesse générale était incroyable, j’en ai le souvenir très précis
merci pour ce texte