J’avais quatorze ans lorsque tu me fis signe pour la première fois. Tu n’avais pas droit de cité à la maison. Mes parents t’ignoraient alors que, comme eux, tu étais né à la fin du XIX e siècle. Mais ta musique ne berçait alors que les enfants noirs des sinistres ghettos de l’Oncle Sam. Tu sentais la misère, tu exhalais la tristesse des jours sans pain, et tu t’habillais de blues les jours de cafard. Mais tu ne pus longtemps réfréner tes origines africaines et ta mélancolie se para peu à peu de rythmes qu’un continent lointain avait gravés à tout jamais dans tes gènes. Et de temps à autre ton chant devint plus gai, moins désespéré. Tu t’insinuas dans les assemblées les jours de fête, de baptême, de mariage et même d’enterrement. Les temples t’accueillirent et tu portas sur les fonds baptismaux de la musique des gospels enfiévrés aux nouvelles cadences frappées par des centaines de mains ferventes.
Très vite le banjo et la guitare, compagnons des mauvais jours, ne suffirent plus à ta jeune et modeste ambition. Tu allas puiser dans le stock d’instruments de fanfare que la fin d’une guerre fratricide avait mis au rebut : des trompettes, des tambours et des grosses caisses. Tu mixas le tout et tes musiciens qui ignoraient jusqu’à la représentation d’une note se livrèrent à des improvisations étonnamment cohérentes. Tu défilas dans les rues avec tes nouveaux soupirants à qui tes accords joyeux et parfois discordants faisaient oublier un instant leur pénible condition.
Et puis, tu trouvas refuge dans les tripots et les bordels où des petits orchestres t’insufflaient une vie nouvelle, sans cesse changeante. Le piano t’apporta l’affinage qui te manquait, le saxophone te rendit voluptueux, la contrebasse t’enveloppa de velours. Tes musiciens, par une alchimie empirique et spontanée transformèrent leurs improvisations en art. Et à ton insu tu créas le premier art original du nouveau monde.

Lorsque je fis ta connaissance tu avais bondi par-dessus l’Atlantique. On te retrouvait dans des bars et des clubs enfumés où des nouvelles sonorités avaient pris leur distance avec ta forme primitive. Des musiciens blancs t’avaient adopté d’abord, aimé ensuite. Tes glorieux ambassadeurs distillaient des merveilleux accords mais dont peu d’oreilles encore percevaient les nuances infinies. Tu prenais plaisir à t’exhiber dans des salles où tes concerts prenaient la forme de consécrations païennes et où le public communiait par le partage de l’énergie généreusement libérée par tes musiciens. Des grandes formations faisaient oublier tes origines modestes. Peu à peu tu acquérais tes lettres de noblesse.
Mais pour beaucoup tu restais encore « une musique de sauvages ».

C’était le cas de mes parents dont les goûts musicaux n’avaient pas dépassé les accords de la valse, de la polka et des airs populaires que des boutons nacrés faisaient jaillir d’accordéons sirupeux.
A la libération j’avais été conquis par les mélodies interprétées par l’orchestre de Glenn Miller. Etait-ce vraiment du jazz ? Je n’en étais pas convaincu et le soir venu, lorsque mon père ronflotait affalé dans un fauteuil, le journal désarticulé sur les genoux et que ma mère s’activait encore à des tâches ménagères, je tournais le bouton de la radio à la recherche d’émissions de jazz. Je surveillais mon père avec la crainte que l’arrêt soudain de sa musique préférée n’arrache de son sommeil. C’était, et je m’en réjouissais, rarement le cas. J’écoutais avec avidité, sur les ondes courtes, une émission d’Hugues Panassié, président du Hot Club de France. C’est là que j’appris à connaître Django Reinhardt, Armstrong et son fabuleux Hot Five ainsi qu’une série d’autres musiciens dont les noms prononcés avec l’accent américain s’infiltraient dans ma mémoire mais refusaient de s’y fixer avec l’obstination d’une mule mâtinée de pape polonais.
Souvent après le souper, le point final apposé derrière la dernière ligne de mes devoirs scolaires, je me rendais chez Jacques, un voisin et ami d’école qui occupait avec sa mère un modeste appartement. Il possédait un tourne-disque qu’il avait disposé sur la seule armoire d’une cuisine-salle à manger exiguë, entre des piles de livres que la proximité d’un fourneau avait enduit d’un léger film graisseux. Nous y faisions tourner quelques rares disques 78 tours en cire, la plupart disques de jazz. Nous les écoutions avec recueillement, souvent agacés par les bruits de la vaisselle avec laquelle s’escrimait la maîtresse de maison dans un minuscule évier en grès.
Que l’écoute forcée de la musique de jazz ne la console guère de la laborieuse et répétitive corvée ménagère ne laissait la place au doute le plus infime. Lorsque mon ami et moi marquions la mesure par un pivotement régulier du pied sur le plancher ou par des dodelinements de la tête, ses yeux nous lançaient un regard où se mêlaient l’exaspération, la commisération et un soupçon de rage rentrée, bref un mélange explosif annonciateur d’une imminente crise de nerf.

Un copain de classe âgé de seize ans se rendait parfois le week-end à des concerts à Bruxelles.
Le lundi matin, à la récréation, il nous contait par le menu les prestations géniales – le mot était déjà utilisé – d’une Ella Fitzgerald, d’un Lionel Hampton, d’un Dizzy Gillespi ou d’un Benny Goodman.
Parfois il nous prêtait des disques de bebop, style révolutionnaire né en 1940 du génie de Charlie Parker, et qui n’avait plus rien de commun avec le jazz New Orléans cher à mon maître Hugues Panassié.

A dix-sept ans je me constituai une modeste, toute modeste discothèque de jazz. Elle était principalement composée de disques 78 tours de blues, de boogie-woogie et de style New Orleans.
Ma passion pour cette musique allait croissant. A chacune de ses manifestations, elle me rendait heureux, parfois mélancolique mais d’une mélancolie abstraite, éthérée.

Mes goûts prirent un virage important pendant mon service militaire. J’y côtoyai pendant six mois un amateur éclairé de jazz sous sa forme moderne. Il me fit comprendre et apprécier la richesse des styles alors contemporains. Lorsque nos chemins se séparèrent, Hugues Pannasié ne brillait plus que faiblement au firmament voilé de mon admiration.
Tout au plus lui vouai-je encore quelque reconnaissance pour m’avoir initié à cette musique sensuelle. Je remplaçai son émission par celle de Frank Téno et Daniel Filipacchi « Pour ceux qui aiment le jazz ». Un bonheur qui se prolongea pendant plusieurs années.
Je goûtai goulûment au jazz moderne sous toutes ses formes et en perçus avec délectation les riches variations.
Il me faisait toucher à un bonheur spécifique, celui qui, un peu comme sous l’effet d’une drogue, résulte du détachement de toute chose par un grisant tourbillon interne estompant toute réalité.
Françoise Sagan a dit de la musique de jazz qu’elle était une insouciance accélérée. Et l’insouciance n’est-elle pas la première clé du bonheur ?

En 1959, pour la première fois en Belgique, le jazz décida de se mettre au vert. Et ce fut le festival en plein air de Comblain-la-Tour, petit village arrosé par l’Ourthe.
Joe Napoli, un ancien soldat américain ayant combattu dans la région et reconnaissant de l’accueil qu’il y avait reçu, décida d’y rassembler, le temps d’un week-end estival de nombreux orchestres de jazz. Et chaque été, durant huit années, dans une ambiance de kermesse aux accents syncopés, le village se transforma en un haut lieu du jazz mondial. J’en garde, en plus du souvenir d’un plaisir musical intense, la mémoire d’une frasque sentimentale paradoxalement aussi libertine que morale. Mais ceci est une autre histoire.

Plus tard, à deux reprises avec ma famille, j’ai organisé un concert de jazz en notre demeure. L’orchestre, un trio à chaque fois, se campait près de la façade à rue. Le public constitué d’une quarantaine de personnes venues des quatre horizons de l’amitié occupait les trois pièces en enfilade de la maison devenue centenaire depuis. Les groupes formés de jeunes musiciens au talent évident ont fait vibrer ses vieux plafonds moulurés à la limite de leur effondrement. Le jazz explosait en notes panachées jusqu’à l’exultation ou s’enfonçait aux tréfonds de l’âme pour en extirper des langueurs qu’on y croyait endormies à jamais.
Et c’est là, assis aux pieds des interprètes, que j’ai perçu la forme libertaire de cette musique, forme que rien ne semblait pouvoir entraver.

A l’âge de sept ans, mon fils aîné m’accompagnait à des concerts de jazz. Plus tard, devenu musicien, il a évolué vers d’autres formes d’expression musicale. Il n’oubliera certainement jamais la complicité qui nous unissait lors de nos escapades dans les salles de concert.
Quant à mon fils cadet, je l’ai surpris récemment choisissant des disques dans ma collection et les écoutants avec un plaisir qui ne laissait aucun doute quant à sa qualité de nouvel adepte du jazz

Le temps a passé mais mon amour du jazz est resté intact. J’ai assisté à bien des concerts et notamment à ceux des légendaires Miles Davis, Stan Getz, Thelonius Monk, Chet Baker, Lionel Hampton, Keith Jarret, Toots Thielemans et Philip Catherine.
Si, comme pour les livres, il existait des disques de chevet, les miens seraient incontestablement ceux du trompettiste américain Chet Baker, le plus romantique des musiciens de jazz. Cet artiste est aussi indissociable de sa trompette que Johnny Hallyday l’est, si on peut l’en croire, de la nationalité belge. Il en tire des accents où la tendresse se le dispute à l’exaltation maîtrisée, expressions qui se maintiennent dans les tempos les plus rapides. Lorsqu’il chante, sa voix de crooner érodée par l’excès de tabac et d’alcool dégage un spleen d’une envoûtante intensité.
A trente ans, j’étais persuadé que cette voix allait faire tomber toutes les filles en pâmoison d’abord, dans mes bras ensuite. Après un semestre sentimentalement décevant je dus déchanter et réalisai qu’il eut été préférable d’investir en estampes japonaises plutôt qu’en vinyles trente-trois tours de Chet Baker.

Au fil du temps, le jazz a fortement évolué et s’est trouvé à l’origine d’autres formes musicales dont le rock. Il a réussi, comme l’attestent ses concerts en salle, ses rallyes ou ses marathons, à s’introduire discrètement et souvent modestement, en chacun de ceux qui ont tendu l’oreille vers lui.
Aucun des modes ou styles de jazz ne recueille ma préférence. Tant qu’il me fera balancer, swinguer, marquer la mesure par des hochements de tête et des battements de pied, qu’il fera naître une sorte de danse lancinante ou débridée dans tout mon être, provoquant un bonheur immédiat, j’éprouverai pour lui une passion indéfectible.
Et avec lui, comme en des rimes de Rimbaud, « j’irai loin, bien loin, heureux comme avec une femme ».

2 commentaires Répondre

  • Jean N. Répondre

    En septembre 2008, je réponds certes tardivement, Adrien B., à votre article de mai que je viens de découvrir avec délices ! C’est pour vous dire que je n’ai jamais lu un si bel hommage rendu au jazz. Quel talent ! Mes parents étaient nés aussi à la fin du dix-neuvième siècle, mais mon père n’était pas hostile à la musique syncopée. C’est à seize ans qu’un copain m’a transmis le virus. Il ne m’a plus quitté, de disques 48 tours, à ceux à 33, puis au CD. Mais je serais bien incapable de dire aussi bien que vous combien j’aime cette musique.

  • Romyo Répondre

    Si ce texte vous semble bizarre, c’est qu’il est sorti du noir d’une nuit éclairée seulement par l’amitié.
    Souvenirs de ces paroles, idées, pensées slamées et à deux écoutées.
    Elle l’avait entendu, elle me l’a tendu, comme un cadeau, le coeur sur la main et la main remplie de sentiments profonds.
    Des larmes dans les yeux ne se décident à déborder ou à rester.
    Nos regards sont à la fois fuyants et très profonds, c’est dans nos coeurs que tout se rejoint.

    Le sang nous monte à la tête à force de passé étalé là sur ce cd, comme s’il sortait de nos vies et nous racontait...

    Tout ce que nous attrapons nous fait frissonner, remuer le corps et l’esprit et pourtant nous le réécoutons encore et encore, essayant de retenir en nous ces paroles que d’autres diraient sorties de quelque fou !
    Pour nous c’était tout. Mais ce n’est pas un point, c’est plutôt un trait d’union entre elle et moi, une nouvelle façon de regarder dans la même direction.

    Ce n’est pas parler pour rien dire, ce n’est pas une musique pour faire rire, c’est un livre ouvert tout seul qui nous connaît par coeur.

    A nos heures, nous chantons classique mais ici c’est vraiment magique.

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