1940 – Pendant le début de l’occupation. La nourriture se fait déjà rare et chère.
J’ai dix ans.
Mon neveu Joseph en a onze. Son père, Pierre, est prisonnier de guerre en Allemagne
Depuis plus de deux heures, des bruits de menuiserie troublent le silence du jardin : scie débitant des planches de sapin, marteau pilonnant des têtes de clous, rabot chanfreinant des voliges.
Je me rends sur les lieux du tapage et y aperçois mon père affairé autour d’une construction en bois dont la hauteur dépasse largement ma taille.
Six cages équipées de portillons garnis de treillis métallique se superposent trois par trois. Un toit composé d’un versant en planches enduites de goudron recouvre l’édifice.
Mon père dépose son marteau, réajuste un pansement ensanglanté sur le pouce de la main opposée à celle qui tient le marteau, recule de quelques pas et admire avec fierté l’œuvre qu’il vient de réaliser. Il doit ressembler à Gustave Eiffel contemplant la tour éponyme juste après son érection. L’érection de la tour évidemment.
Il constate ma présence et cache furtivement derrière le dos sa main au pouce blessé. Je fais semblant de ne pas avoir aperçu la manœuvre destinée à sauvegarder son amour propre.
Il me dit :"Tu vois ces cages ? Et bien, nous allons y élever des lapins"
Etre associé à cet élevage m’emplit de fierté.
Le lendemain, après avoir garni chaque compartiment d’un litière de paille, il installe six jeunes lapins dans le nouvel édifice.
Je me prends immédiatement d’affection pour un lapereau albinos. Ses yeux rouges me rappellent ceux des personnes qui suivent les convois funèbres ou ceux de ma sœur Milda lorsque un de ses amoureux l’a plaquée grossièrement.
Plusieurs fois par jour je lui rends visite. Je le nourris d’herbe et de pissenlits cueillis sur les à-côtés des routes et chemins proches de la ville.
Chaque fois qu’il m’aperçoit il tourne plusieurs fois sur lui-même en une succession de mouvements saccadés. Sa danse folle terminée, il me fixe patiemment de ses yeux globuleux dans l’attente de sa pitance.
Une semaine avant l’arrivée des lapins, ma mère se présente à la salle à manger, un chaton au pelage gris tigré dans les bras.
Le petit animal égaré avait suivi une cliente entrant au magasin.
Ma mère fait part à mon père de sa décision de le garder à la maison.
Mon père réagit négativement à cet arrêt qu’il sait pourtant sans appel :
"Mais ce chat va effrayer mes pigeons et perturber mes concours !"
"Déjà que sans chat tes résultats aux concours se situent entre le médiocre et le minable"
"Oui, mais avec cette bête ce sera encore plus catastrophique"
"Tu sais fort bien que ce n’est pas possible. Et puis, il faut un prédateur de souris au magasin et à la réserve. Je suis persuadée d’avoir entendu récemment des grignotements caractéristiques derrière les sacs de farine"
Suit alors la capitulation sans conditions du chef de famille qui parvient tout de même à sauver son honneur.
"Puisque tu en est persuadée… Mais s’il se risque au pigeonnier, je l’étrille, je l’écorche vif !"
Pour proférer cette menace il imite la voix d’Hitler dans un de ses plus tonitruants discours ce qui a pour effet de créer un second degré rassurant ainsi que la détente de l’atmosphère.
J’applaudis des deux mains la conclusion de la joute familiale.
On choisit un nom pour le nouveau pensionnaire. Il s’appellera Zinneke nom qui se métamorphosera rapidement en Zinne et puis en Zinou.
La charge de le nourrir m’est dévolue, charge dont je m’acquitterai au plus grand bonheur du chaton.
Lorsque je lis dans le fauteuil, Zinou vient se blottir contre moi en ronronnant. Il me pétrit l’estomac de ses pattes avant. Ses griffes acérées percent mes vêtements et me picotent la peau à la limite de l’insoutenable. Cette sensation me fait songer à celle que j’éprouve quand je bois goulûment une limonade trop gazeuse.
Ses yeux ont l’éclat de billes neuves. Ils fixent les miens, ses paupières clignotent puis se ferment doucement en laissent filtrer au travers de deux petites fentes ourlées de duvet gris un regard que le sommeil estompe peu à peu.
J’aime la relation qui s’est installée entre les deux animaux et moi, cette connivence dont nous sommes les seuls à posséder la clé.
Mon père entretient avec ses pigeons des rapports semblables.
Lorsque, après une journée d’absence, il monte l’escalier qui mène au pigeonnier, le bruit de ses pas provoque l’envol simultané de la gent volatile. L’exiguïté du local fermé oblige les pigeons à voler sur place. Ils projettent leurs ailes violemment vers l’avant et les rejettent rapidement en arrière pour freiner du dos de leurs plumes l’envol qu’ils viennent de provoquer.
Lorsque, au cours de leurs circonvolutions autour du colombier mon père les appelle par leur nom, ils viennent se poser à côté de lui avec un roucoulement feutré qui est aux pigeons ce que le ronronnement est aux chats.
Ma maîtresse d’école a prétendu un jour que Dieu a créé les animaux pour les mettre exclusivement au service des humains. Je sais maintenant combien cette allégation est erronée. Comment ne réalise-t-elle pas que Dieu en créant les animaux leur a insufflé des sentiments d’amitié et peut-être même d’amour. Le créateur aurait dû s’exprimer plus clairement lorsqu’il a parlé des animaux avec ceux qu’il a choisis pour rapporter sa parole. Il aurait ainsi évité des assertions déconcertantes de maîtresses d’école trop crédules et la création d’un dogme superfétatoire comme s’il n’y en avait pas en suffisance.
Cet après-midi Pierre le mari de ma sœur Yvonne est revenu de captivité dans la plus grande discrétion.
Il n’a pas eu la possibilité de prévenir quiconque de son retour.
Pour éviter une émotion trop forte à son épouse, il a demandé à un voisin de la prévenir avec toutes les précautions que nécessite une telle annonce.
Il a épié la scène depuis l’angle d’un coin de rue proche. Lorsqu’il a jugé le moment opportun il s’est dirigé vers sa maison d’où jaillissait déjà sa compagne. Elle se ruait vers lui, les bras tendus, le souffle court.
Le choc fut aussi physique qu’émotionnel. Leurs corps se sont fondus dans un interminable enlacement. Elle pleurait des larmes de joie qu’absorbait une chemise kaki froissée et défraîchie par la captivité. Lui essayait de ne pas l’irriter avec sa barbe qu’aucun rabot n’avait approché depuis plusieurs jours.
Les passants ainsi que quelques voisins applaudirent les protagonistes de cet heureux retour au foyer.
Ce soir la table de mes parents accueille toute la famille. Il règne une ambiance de fête. Mon père ne cache pas sa satisfaction de n’être plus le seul homme de ce qu’il appelle sa tribu. Les petits plats ont été mis dans les grands malgré la disette grandissante. La bière de table, la seule boisson un peu alcoolisée encore abordable, coule à flots.
Les enfants boivent de la limonade à la saccharine.
Ma mère apporte une grande casserole fumante dont elle enlève précipitamment le couvercle.
La vapeur jaillit comme un geyser projetant sur les convives un fumet pimenté de thym et de noix de muscade. Le plat contient un civet surmonté de deux crânes aux orbites énucléés. Un cri d’admiration jaillit de toutes les gorges sauf de la mienne car la forme des crânes m’inquiète.
Humm ! Du lapin !
Une angoisse profonde m’étreint. Le cœur battant, je cours au jardin vers la cage aux lapins. Deux d’entre elles sont vides. Mon ami albinos est toujours là mais je crains le pire pour deux de ses congénères.
Je retourne à la table du festin où ma courte absence est passée inaperçue.
Ma mère soulève mon assiette pour me servir. Je la lui retire violemment des mains et décline toute offre de nourriture :
"Non merci maman, je n’ai pas faim. Je prendrai simplement un peu de dessert"
En toute circonstance il est prudent de préserver ses arrières. Ma décision est prise : jamais, mais alors jamais plus je ne mangerai du lapin.
Le repas se termine.
Pierre, les traits tirés, la barbe rasée de près, a revêtu un costume civil. Il raconte son récent passé de soldat, de guerrier malgré lui et de prisonnier humilié. Les questions sur les circonstances de sa libération fusent et s’entremêlent.
Les Allemands, en vue de diviser les Belges pour pouvoir mieux les régenter, ont libéré exclusivement les prisonniers flamands. Pierre a joué son va-tout et, dans un flamand patoisant a convaincu l’officier chargé du tri des captifs qu’Enghien était situé en Flandre orientale. L’officier n’y a vu que du feu et a tamponné l’ausweis d’un arrogant mais en l’occurrence d’un rassurant aigle germanique.
Nous nous amusons, Joseph et moi à nous coiffer du béret à floche de Pierre. Nous prenons des postures que nous supposons militaires : la position fixe, les petits doigts sur la couture de la culotte ou le bras droit replié latéralement dans un salut comme celui que faisaient les anciens combattants aux cérémonies du 11 novembre.
Mon père ferme les portes dans un but d’isolation acoustique de la salle à manger et allume la radio. Ondes longues 1500 mètres, radio Londres. Le silence s’installe. Les mines réjouies se muent en mines de conspirateurs. Les oreilles se collent au haut-parleur qui fonctionne au minimum de sa puissance, l’écoute de l’émission anglaise étant sévèrement sanctionnée par l’occupant. Une voix lointaine qu’un brouillage dissonant rend parfois inaudible distille un soupçon d’espoir dans le cœur lourd des auditeurs. Chaque jour apporte son lot de nouvelles et, parmi les bonnes, l’incorporation constante de jeunes européens des pays occupés dans l’armée anglaise.
Récemment, la T.S.F. a diffusé le message d’un certain général De Gaulle adressé aux Français, les enjoignant à poursuivre la lutte.
Le speaker annonce que dans le ciel anglais la R.A.F. tient front à la Luftwaffe et détaille l’inventaire des avions abattus ce jour dans les deux camps. Si l’information est exacte, l’aviation allemande a subi de très lourdes pertes.
Mais ce soir qu’importent les nouvelles de la guerre, Pierre est revenu parmi nous. La nuit peut commencer. Elle sera un peu moins sombre.
anne-marie f. Répondre
on a beaucoup écrit sur la guerre, mais comme ceci c’est quand même plus passionnant et moi ça me touche beaucoup Il y aura une suite ??? anne-marie f.