Cela fait 33 ans maintenant que je connais Khémaïs (Kim pour les intimes !) et 27 ans que nous sommes mariés. Je suis belge et il est tunisien.
Nous sommes donc un couple mixte, comme ils disent !! Je suis catholique, il est musulman …..Aïe, aïe…..j’entends déjà les critiques !! Rassurez –vous, tout va bien !
Je pense que nous devons notre longévité de couple à notre respect mutuel, à notre compréhension, à notre tolérance et aux échanges multiples d’informations, de découvertes, de visites, de voyages, de lectures.
Nous avons l’un pour l’autre un intérêt particulier, nous sommes curieux du savoir de l’autre ………ne dit-on pas que les arbres aux racines multiples forment les arbres les plus solides ? et c’est bien vrai.
Nous fêtons la Noël aussi bien que le l’Aïd, nous respectons le carême aussi bien que le ramadan. Et chaque année, lorsque nous rentrons en Tunisie pour les vacances, mon mari tient à faire une offrande à Sidi El Béchir.
Cette fête est un hommage d’une famille à un saint (marabout) qu’elle vénère dans le but d’avoir sa protection. Comme chaque année depuis 30 ans, mon mari organise demain une grande fête familiale que nous appelons ici en Tunisie « la ZERDA ». Cette fête est un hommage à un saint nommé « Sidi El Béchir » dont le mausolée se situe dans le cimetière du grand Tunis. Selon la croyance de certains, il apporte protection à la famille qui l’honore et réalise les vœux durant l’année des offrandes.
Aujourd’hui donc, sera « le jour particulier ». Le soleil vient de se lever et le Muezzin lance son premier appel à la prière. Dans la maisonnée chacun se prépare.
Nous descendons tous à la salle à manger pour prendre notre petit déjeuner.
Ommi, la maman de Kim (mon mari) sera cuisinière en chef pour cette journée.
C’est elle qui règlera les différentes étapes de la préparation du couscous. Toutes les victuailles sont prêtes, nous sommes allés les acheter hier soir. S’entassent sur la table de la cuisine 7 kilos de viande,3 plateaux d’œufs,l’huile d’olive,5 kilos de couscous,les raisins secs,les pois chiches,les boites de tomates concentré et les épices.
Les ustensiles de cuisine sont alignés sur le meuble. L’énorme couscoussière est sortie du placard où elle dort depuis un an. Elle est déposée sur le feu de la cuisinière, elle sera la reine de la matinée………c’est d’elle que sortiront tout à l’heure les viandes les plus agréablement parfumées et moelleuses. Dans ses entrailles sont déposés tour à tour l’huile d’olive, les morceaux de bœuf marinés dans les épices de carvi, de tabel, de sel, de poivre et de paprika,la sauce tomate diluée et les pois chiches gonflés d’eau.
Les œufs sont cuits dur et écaillés. Les raisins de Corinthe attendent leur moment dans un bol d’eau. Le couscous est déversé dans la grande bassine et lavé plusieurs fois avant d’être mis dans la passoire qui s’adaptera au-dessus de la marmite.
Ommi s’est emparée de la très grande cuillère en bois et tourne dans la casserole pour bien mélanger les ingrédients. La viande est presque cuite, un parfum enivrant nous chatouille les narines ……..mmm, que ça va être bon !!
Nous déposons la passoire sur le faitout. La vapeur ne pouvant s’échapper par les côtés, Ommi entoure la « jonction » avec un ruban spécial. Le couscous sera bien cuit uniformément, puisque la vapeur passera uniquement à travers les trous de la passoire.
Il fait très chaud dans la cuisine. Le soleil pénètre par la fenêtre laissée ouverte.
Un chat passe la tête, espérant recueillir un morceau de viande, mais il sera vite chassé ! Au dehors, les enfants jouent et crient entre eux.
Dans la cuisine, la pression monte. Nous attendons tous que la couscoussière se
manifeste. Enfin, la sauce fait entendre ses bulles de cuisson……..une vapeur s’élève entre les graines du couscous. Ca y est !! Le couscous est cuit.
Il nous faut maintenant retirer la passoire. Jamila, ma belle sœur, se charge d’égrener le couscous. Voici venu le moment de garnir les plats immenses qui seront portés au cimetière et donnés aux pauvres en offrande à Sidi El Béchir.
La grande marmite est retirée de la cuisinière. Elle est si lourde, trop lourde !!
Il faut bien la force de Kim et de Latifa (mon autre belle sœur) pour la poser sur la table basse près du four. Le couscous est versé dans les grands plats. Des dizaines de morceaux de viande sont déposés dessus et nous ajoutons les œufs cuits durs et les raisins pour la décoration. Ommi laisse couler un peu de sauce tomate sur la préparation pour l’aérer et lui donner un air des plus appétissant.
Nous recouvrons le tout d’un grand essuie afin de protéger les aliments des poussières. La quantité réservée au repas du soir en famille est rangée dans le frigo. Il ne nous reste plus qu’à faire la vaisselle et ranger la cuisine.
Après avoir pris chacun une douche, nous montons dans nos chambres pour faire une petite sieste bien méritée. Il fait encore trop chaud pour partir au cimetière. En été la température atteint facilement 40 degré à midi, nous partirons donc dès que le soleil sera moins fort.
Moi, je ne monte pas faire la sieste. Je suis trop nerveuse ! Je profite donc de ce calme soudain revenu pour préparer la soirée. Je mets la table et je décore la maison. Comme chaque année depuis 30 ans, j’organise des jeux pour que cette journée devienne aussi une journée de fête avec les enfants. Je gonfle des ballons, j’installe le coin distractions, je ne dois rien oublier !
Il est maintenant 16 heures. Il est temps de partir pour le cimetière El Jallaz à Tunis où se trouve le mausolée de Sidi El Béchir et le tombeau du papa de Kim. Les plats sont rangés dans le coffre de la voiture.
Le trajet durera une demi-heure. Il fait encore chaud dans l’auto…mais Ommi est tellement heureuse qu’elle chante en frappant dans ses mains. Nous reprenons tous en chœur avec elle le refrain qu’elle vient juste d’improviser.
L’arrivée au cimetière est pour moi un grand moment d’émotion. De pauvres gens sont assis le long du chemin qui mène aux tombes. Ils nous regardent passer et nous sourient. C’est moi qui conduis la voiture. Je ne dois pas me tromper, il me faut retrouver le mausolée de Sidi El Béchir. Rouler lentement, tourner à droite, suivre le chemin qui conduit en haut de la montagne, redescendre vers la gauche.
Ah, je le vois. Je le reconnais à son dôme peint en vert. Je gare l’auto devant l’entrée et j’éteins le moteur. Tout le monde sort de la voiture et, nous les femmes, mettons un foulard pour nous couvrir la tête. Kim ouvre le coffre et en retire le plat.
Nous rentrons dans le mausolée et saluons les gens qui se trouvent sur notre passage. Ce sont des mendiants qui ayant aperçu l’auto s’arrêter, sont venus, car ils savent qu’ils vont recevoir à manger. La gardienne de l’endroit s’avance vers nous et s’empare du plat qu’elle va partager entre les personnes présentes.
Nous nous dirigeons maintenant vers le tombeau du saint et allumons des bougies.
Nous prions ………Dieu ou Allah………peu importe...........nous prions !! Moi qui suis européenne et catholique, je me sens respectée et accueillie.
Ce moment est magnifique. Rien ne peut rompre la sincérité et le partage de cette prière. Je prie en croisant les mains et j’évoque Dieu. A côté de moi, ma belle famille ouvre les mains pour prier Allah, et nos voix s’unissent dans cette incantation à l’au-delà.
Cela me touche beaucoup de voir ces gens démunis avoir un cœur bien plus ouvert que la plupart des dirigeants de ce monde. Oui, il faut croire à l’amour du prochain !!
Je l’ai senti ici, à cet instant.
Pendant notre recueillement, le couscous est offert aux gens qui attendent un peu plus loin. Des mains d’enfants, de femmes, de vieillards se tendent vers les plats qui regorgent de viande. Dans les yeux brillent une reconnaissance et de l’amitié.
Un vieil homme en guenille, le visage ridé par le temps, me tend un broc d’eau pour me remercier. Cette eau est pour lui sacrée, elle est extraite du puit qui jouxte le mausolée. C’est donc un honneur pour moi de pouvoir la partager avec lui.
Je suis vraiment bouleversée par cette ambiance qui règne ici. Je me sens légère et fragile. Heureuse et soucieuse.
Que pourrais je faire, moi la nantie, pour apporter de l’aide à cette misère ? Offrir des vêtements ? Donner des livres et des cahiers aux enfants ? Oui, il y a des choses à faire ici !!
Mais la journée n’est pas terminée. Nous reprenons les plats vides et recevons de l’encens et des bougies. Nous prenons place dans la voiture et repartons à travers les petits chemins à la recherche de la tombe du papa de Kim. Tous les tombeaux sont les mêmes. Si dans la vie chacun a pu étaler sa richesse, ici, dans la mort, chacun sera pareil à son frère.
Juste une pierre blanche surmontée d’un petit muret sur lequel sont inscrits les noms, dates de naissance et de décès. Il n’est pas facile de retrouver le chemin qui mène au tombeau. D’une année à l’autre, des herbes ont envahi l’endroit, de nouvelles tombes ont été creusées et je tourne bien souvent en rond. Depuis le temps que je viens ici, j’ai fini par me mettre des points de repère en tête…un arbre comme ceci,……un mur comme cela, un peu plus haut …………oui, je pense avoir trouvé !!
Nous descendons encore une fois de la voiture. Nous prenons l’arrosoir rempli d’eau, le grattoir et l’éponge restés dans le coffre car chaque année il nous faut déblayer les alentours de la tombe. Ceci est un autre « rite » annuel qui chagrine chaque fois mon mari car il se rend compte que s’il ne rentrait pas au pays, rien ne serait entretenu. Mais bon, c’est un moment de recueillement et non de reproche !!
Le tombeau est donc lavé, les herbes folles arrachées et des graines de millet sont déposées sur la petite vasque incrustée dans la pierre. Il est de bon alois que les oiseaux viennent se nourrir et chanter sur la tombe d’un défunt. Cela lui apporte un peu de « nous ». Les prières sont à nouveau récitées et les pensées vont vers le disparu que je n’ai pas connu mais dont j’ai entendu tant de bien.
Nous remontons dans la voiture et nous dirigeons vers la sortie du cimetière. Nous distribuons le plus de monnaie possible aux mains qui cette fois ci se tendent pour recevoir l’aumône.
Le retour se fait dans le calme. Chacun est dans ses pensées et sous l’effet de l’émotion. Tout à l’heure, au moment de prier sur la tombe du papa, quelques gouttes de pluie sont tombées uniquement sur nous et aussitôt après, un arc en ciel s’est élevé au-dessus de nos têtes. Nos regards se sont croisés et dans nos yeux, nous avons compris qu’un signe venait de nous être adressé. C’est ce que chacun a ressenti, sans se le dire. Un grand apaisement s’est installé dans nos cœurs.
C’est dans cet état de « grâce » que nous arrivons à la maison. Il est l’heure à présent de penser aux vivants !! Les familles arrivent avec les enfants. Ceux ci sont très excités. Ils savent qu’ils vont bien s’amuser. Les adultes sont détendus, ils attendent cette rencontre depuis une longue année. Que de choses à se dire, que de rire, de joie,d’agitation………un contraste incroyable avec les heures précédentes.
Je passe ainsi d’émotions en émotions et cela me fait tourner la tête et le cœur.
Les jeux peuvent commencer……attacher la queue de l’âne, trouver une pièce dans la farine, chanter, écrire son prénom en tenant un crayon entre les orteils……c’est le moment des petits défis entre cousins et cousines !! Qui y arrivera ? Quelle famille sera la plus adroite ? Rires encore, cris toujours, disputes parfois !!
Le grand moment de passer à table est arrivé. Le couscous de « la Zerda »est prêt et joliment présenté dans des plats décorés. Les enfants se mettront à table à la terrasse tandis que nous, les adultes, nous nous installerons à la salle à manger.
Ce moment précis est très important pour nous tous. Il est celui de la famille réunie.
Les liens sont resserrés pour un instant de bonheur partagé. Jamais nous n’oublierons.
Les années passent, les enfants ont grandi et à leur tour, ils ont des petits. Ommi est décédée ………il nous manque quelqu’un dans la cuisine ! Mais la fête continuera, pareille chaque année. Kim est le rassembleur venu de loin. Grâce à lui, nous passons ensemble des instants de grande fraternité.
Mon souhait est que nous puissions organiser ces moments de joie de nombreuses années encore et que plus tard, un autre membre de la famille reprendra le flambeau et à son tour, perpétuera cette tradition.
Christiane Répondre
Moune, deux "mots" : émotion et splendide témoignage.
Merci de m’avoir permis de connaître cette tradition et surtout de m’avoir permis d’en ressentir l’émotion.