En sortant de rhétorique gréco-latine, je lisais et parlais couramment l’anglais, deuxième langue, option possible en Wallonie, pas à Bruxelles ; je tenais facilement une conversation en néerlandais, troisième langue et me débrouillais en allemand, quatrième langue.

J’ai ensuite fait une licence en philologie romane.

Outre l’anglais, j’ai usé beaucoup de l’allemand. En effet, après mes études et deux ans de journalisme à Namur, c’est en Allemagne que j’ai fait mon entrée dans l’enseignement de l’État en 1948 ; j’y ai été désigné professeur de français pour officiers flamands de l’armée d’occupation. Personne ne m’avait demandé si je parlais leur langue. En revanche, la langue de Goethe m’a beaucoup servi à converser avec les autochtones.

Les troupes belges occupaient une partie de la « British Zone ». Dans le train de nuit qui m’y emmenait, j’ai lié connaissance avec le seul autre voyageur du compartiment de première classe aux deux banquettes de velours rouge, un jeune Flamand, Staf Van Driessche. Il est chargé du cours de néerlandais aux officiers wallons. Nous faisons vite connaissance. C’est d’office dans ma langue que nous converserons avant de nous étendre sur les moelleuses banquettes. J’apprends qu’il n’est pas licencié en philologie germanique mais en philologie classique !
L’armée nous avait collé un uniforme avec le grade d’officier « subalterne de seconde catégorie », c’est-à-dire correspondant à lieutenant. Pour notre entrée dans l’enseignement, nous allions être confrontés à des élèves non seulement presque tous plus âgés que nous, mais d’un grade supérieur. Ce n’est pas à ce genre de contact que nos cours de psychologie de l’enfant et de l’adolescent, de didactique et de méthodologie nous ont préparés.

Nous débarquons par un matin frisquet de janvier à Neheim, petite ville épargnée par les terribles destructions de la guerre, située sur un affluent de la Ruhr, la Moehne. La petite rivière serpente paresseusement dans sa verte vallée entre de modestes collines boisées. La ville est le siège du quartier général de la Première Division d’Infanterie commandée par le Général Joris, futur aide de camp du jeune roi Baudouin. Un quartier, le plus bourgeois, avec ses villas banales toutes grises, plantées sur un gazon bruni par le gel, est bouclé et réservé aux militaires. L’armée fournit des villas meublées réquisitionnées à ses officiers et à leur famille.

Les cours de langues obéissent à une logique bien belge. En réalité, le français est l’idiome courant dans les échanges quotidiens entre officiers, qui tous le parlent couramment. Les Flamands se distinguent par leur accent et quelques flandricismes. Au mess, seuls les plus jeunes échangent parfois des propos en leur patois. Par contre, les unités sont tantôt flamandes, tantôt francophones.

En théorie, tout officier est supposé bilingue. Mais, comme d’habitude, les Wallons sont peu enclins à faire des efforts pour se perfectionner dans une langue d’aire géographique réduite. Il a été décidé que pour prétendre au grade de major, c’est-à-dire officier supérieur, il fallait faire la preuve d’une connaissance « approfondie » des deux langues nationales. C’est paradoxal : on comprendrait mieux qu’on exige cette connaissance des subalternes en contact direct avec la troupe. Mais problèmes linguistiques et solution logique ne feront jamais bon ménage dans notre pays... Il arrivera même un temps où les droits des francophones, pourtant nombreux dans la périphérie bruxelloise, seront bafoués.

Rares étaient les officiers flamands qui ne possédaient pas très bien le français. C’étaient les Wallons que la mesure visait. Staf Van Driessche aura donc une mission importante à accomplir et de nombreux élèves. La mienne sera presque symbolique. Mon cours aura peu d’assistants toujours convaincus qu’ils perdent leur temps en consacrant trois heures par semaine à des cours qu’ils jugent superflus. Donc, si ma tâche est symbolique, elle n’en est que plus ardue. Comment intéresser des adultes hostiles ? Que leur apporter de neuf ?

Je dois enseigner dans quatre garnisons, deux fois par semaines, une heure et demie. On met à ma disposition un véhicule et son chauffeur. La plupart du temps, c’est un camion, parfois blindé. C’est lent, inconfortable, la cabine presque toujours ouverte à tous vents. Outre Neheim, je consacre une demi-journée, transport compris, à Unna et Soest, relativement proches. Mais Lüdensheid plus éloigné exige une journée.

Mes élèves trouvaient naturel que je leur parlasse français, sans toutefois que j’employasse l’imparfait du subjonctif selon le conseil de Paul Valery : « Notre langue est si bizarre qu’elle nous réduit soit à faire une faute, soit à chercher des tours, pour éviter les conséquences hideuses de l’application des règles. Imparfait du subjonctif. »

A Unna, lors de ma première leçon, un commandant interrompt brusquement mes préliminaires dans ma langue maternelle. Dans mon uniforme, j’ai l’air d’un gamin qui joue au soldat...

 Si je suis ici, me déclare-t-il en flamand, c’est qu’on a estimé que je ne parlais pas le français, veuillez donc utiliser ma langue.
Cet « élève » approche de la cinquantaine.

 Mon commandant, articulé-je dans la mienne, en souriant, vous vous êtes probablement égaré. Mes leçons ne sont pas destinées aux débutants, j’utilise la seule méthode valable pour un cours avancé, je vous plonge d’emblée dans un « bain linguistique » et je suis persuadé que vous surnagerez facilement.
L’incident fut clos par un éclat de rire général.

Comme ma mission était limitée à trois années scolaires, je me suis enquis rapidement des possibilités qui me seraient offertes à son issue. Me plaisait la situation d’expatrié privilégié, doté d’une « indemnité d’occupation », installé avec ma femme dans une petite villa. J’espérais bien être repris à Rösrath, siège de l’Athénée belge de la zone occupée. Mais un tiens valait mieux que deux tu l’auras. Or, en 1949, l’État installait des écoles primaires et secondaires dans notre chère colonie.

Je me suis porté candidat immédiatement à un poste dans un athénée. J’ai été convoqué à l’examen organisé par le Ministère des Colonies. L’épreuve écrite consistait en un compte rendu et le commentaire d’un exposé oral d’une demi-heure environ, la tarte à la crème des concours dans l’Administration. Puis, un entretien de culture générale, (doutait-on de notre formation universitaire ?) et une conversation en... néerlandais. Ainsi, pour enseigner ma langue à des Flamands, personne ne s’était inquiété si je savais un minimum de la leur ; par contre, pour enseigner à des francophones leur langue maternelle au Congo, il fallait que je fisse preuve d’une « connaissance élémentaire » d’un idiome que je n’avais aucun risque de jamais utiliser dans mes classes. N’ai-je pas déjà parlé des bizarreries de la politique linguistique du pays adopté par James Ensor ?

Les deux premières épreuves étaient dans mes cordes. Je savais les avoir réussies avant d’affronter la troisième. La conversation en néerlandais était la seule partie que j’avais quelque peu préparée. Comme je me présentais en uniforme d’officier, j’étais persuadé que je serais questionné sur sa raison d’être : ma mission en Allemagne. J’avais donc imaginé le dialogue qui s’ensuivrait. Tout s’est passé comme prévu.
J’ai rapidement reçu un avis selon lequel j’avais réussi les trois épreuves. Toutefois, à l’issue de ma mission outre-Rhin, je n’ai pas été nommé en Afrique mais au Pays Noir !

Depuis ce dernier examen, en près de cinquante ans, je n’ai dû parler qu’une fois dix mots de flamand. C’était à Gand, en 1979. Je cherchais un immeuble que je savais voisin de l’« Algemeen Spaar en Lijfrentekas » Je m’étais un peu égaré mais me savais proche de la rue que je cherchais et dont j’ai oublié le nom aujourd’hui. Je m’adressai à un passant dans le néerlandais le plus courtois :« Neemt u me niet kwalijk, Menheer, waar is [disons] de Bruggestraat, alstublieft. Il me répondit en français :

 Vous cherchez la Caisse d’Épargne ? C’est la première rue à droite...

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