En cette fin juin 1965, je n’ai rien prévu pour les mois d’été.

Je viens de terminer ma première année d’études supérieures sans deuxième session et j’ai à présent trois mois de vacances devant moi.
Comme nous ne partons qu’en septembre en Espagne, à la Costa Brava, j’ai les deux mois de juillet et d’août libres.

Une idée me vient à l’esprit : je vais chercher un job d’étudiant !
Mais il aurait peut-être fallu y penser plus tôt...

Mon père, qui raisonne comme un fonctionnaire, me dit qu’il a une connaissance au Touring Club, qu’il est d’ailleurs membre de cette organisation depuis qu’il a une voiture et qu’il va m’y introduire.
Pour moi, c’est bon et on y va ensemble en début d’après-midi.

Mais d’autres étudiants sont également présents et une sélection s’impose : on nous donne donc des documents à remplir rapidement et lisiblement pour les nombreux touristes qui souhaitent un permis international de conduire dans les plus brefs délais.

Rapidement, cela me connait, pas de problème ! Lisiblement, alors là...
C’est catastrophique, même moi, je ne sais pas me relire, ma première tentative n’est pas couronnée de succès et je rentre à la maison dépité avec un père furieux.
Tout ce que j’ai pu entendre cet après-midi là...

Mais comme je n’aime pas subir de revers, dès le lendemain, je me rends en ville, seul cette fois, avec la volonté de réussir.
Je descends du tram 39 au bout de la rue de la Loi et je me présente dans toutes les réceptions des bureaux de la rue (il y a surtout des compagnies d’assurances en ce temps là), sauf au Touring Club bien entendu.
Évidemment, les réceptionnistes me répondent toujours négativement : soit que les effectifs estudiantins sont déjà complets depuis longtemps, soit qu’ils ne sont destinés qu’aux enfants du personnel...
Comme chez PetroFina, entre-autres, où je me présente de manière prémonitoire sans doute, ne sachant pas encore que je ferai toute ma carrière dans cette société de 1971 à 2006.

Arrivé au n° 100 de la rue, c’est-à-dire peu avant le viaduc au dessus de la chaussée d’Etterbeek, de plus en plus pessimiste car il ne reste plus beaucoup de possibilités, j’entre à la "Prévoyance de Paris et des Pays-Bas" où je suis introduit, un peu par hasard, auprès du chef du personnel.

Monsieur Leroux est le numéro trois de cette petite compagnie d’assurance : c’est un homme d’une cinquantaine d’années, de petite taille, avec de grosses lunettes et des cheveux ... roux !
Il me reçoit et m’écoute attentivement (c’est le premier responsable que je rencontre de toute la rue, et j’en ai cependant ouvert des portes ce matin là !).

Il me fait part de ses soucis : son service des archives n’arrive pas à suivre les demandes des autres services et son personnel, malgré qu’il soit amené à prester des dizaines d’heures supplémentaires (bien payées), n’arrive pas à combler son retard.
Je ne serai pas de trop pour les aider et mon acharnement à trouver un travail lui a plu : dès le lendemain 9 h, il me présente à son équipe des archives.

Trois employés y travaillent :
Le responsable, Albert, est un nain : il ne mesure pas plus d’1m 25, cet homme au visage caractéristique et aux bras courts travaille avec acharnement ;
Le second André est, avec son épouse, le concierge de l’immeuble, il est régulièrement convoqué pour des travaux au niveau de l’immeuble ;
Le troisième, qui est aussi huissier, descend en fin d’après-midi pour affranchir le courrier.
Un second étudiant plus jeune que moi aide aussi dans ce bureau assez différent de ce que j’ai vu à la commune, où mon père travaille.

En fait, le local est situé au sous-sol du building et nos tables de travail donnent vers le jardin.
La plus grande partie du bureau est occupée par un "Compactus", sorte d’armoire mobile qui contient les dossiers des clients dans des fardes légères de couleur rose, il se referme le soir, agrandissant ainsi considérablement la pièce.
Je n’avais jamais vu cela auparavant, c’est pratique pour stocker beaucoup de documents ou de livres.

Rapidement le responsable me met au courant du travail : il s’agit simplement de sortir et d’entrer les dossiers des clients dans ce classement à la demande des autres services.
Il me donne une liste de dossiers à chercher dans cette armoire.
Je les rapporte sur la table de travail et j’en extrais la fiche d’identification que je classe dans un bac en bois après y avoir inscrit la date et le service demandeur.
On communique alors ces dossiers par le courrier interne que l’huissier viens chercher deux fois par jour.
Il m’indique la pile de dossiers à ranger dans cette armoire : ceux qui reviennent suivent en effet le trajet inverse.

Malgré sa simplicité, ce travail est très fatiguant (je travaille presque toujours debout et certains dossiers se trouvent jusqu’au niveau du sol), et le soir je tombe de sommeil.
A ce moment là, j’ai décidé que, quoi qu’il arrive, je continuerai mes études pour ne pas devoir passer toute ma vie à effectuer de tels petits travaux répétitifs !

Cette compagnie d’assurance est une petite société, j’estime qu’il doit y avoir une cinquantaine d’employés et je découvre l’atmosphère d’un bureau avec ses bons et ses mauvais côtés.

Il convient de pointer chaque matin en arrivant au niveau d’une horloge pointeuse qui inscrit sur votre carte perforée l’heure d’arrivée (en rouge dès 8h 31 !).
Comme quelques resquilleurs sont capables de faire pointer des collègues à leur place pour arriver plus tard, certains matins monsieur Leroux est présent à côté de l’horloge pour dissuader toute fraude...

Ce qui m’a le plus frappé, c’est que les dactylos sont toutes regroupées dans un amphithéâtre sous la direction d’une responsable qui leur distribue le travail.
Elles ne peuvent quitter leur machine à écrire sans son autorisation ; même pour quelques instants ; et elles ne viennent par exemple jamais dans les bureaux !

L’ambiance est bon enfant et je n’oublierai jamais le fou-rire qui m’a pris le jour où je constate une erreur dans un dossier et que le responsable me dit de téléphoner à la jeune employée qui en a fait la demande.
Je forme rapidement son numéro, même avant qu’il ne me donne son nom.
"Demande mademoiselle RIBOURDOUILLE" me dit-il.
J’ai été obligé de raccrocher le combiné : impossible d’arrêter mon fou-rire : comment peut-on s’appeler Ribourdouille ?

Comme je me consacre avec détermination à rattraper le retard de ce service (et comme je ne dois répondre ni au téléphone, ni aux urgences), après deux ou trois semaines, celui-ci est comblé au grand dam des employés qui aiment bien prester leurs heures supplémentaires !
Le chef du personnel avait bien compris leur système et pouvait le prouver désormais ...

Ce mois de juillet est passé très vite et j’ai empoché mes 4.000 francs à la fin du mois.
Monsieur Leroux m’a fait part de son contentement et m’a directement proposé de revenir l’année suivante chez eux.

J’y suis allé encore deux fois, dans deux autres services, pour des travaux plus intéressants : à la comptabilité et au contentieux, où j’ai appris à utiliser certains outils de bureau qui me seront utiles plus tard.

En 1969, la dernière fois quand je les ai quittés, je lui ai dis que j’allais me marier peu après et que grâce à l’argent que j’avais ainsi gagné et mis de côté, je m’achèterai ma chambre à coucher...
Le brave homme n’en revenait pas car la plupart des étudiants dépensent tout leur argent en quelques heures rue Neuve ou avenue Louise le soir même où ils le reçoivent !

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