Dans les années qui suivirent la libération notre village vit pratiquer sur son territoire une discipline nouvelle, inspirée du sport hippique mais mieux adaptée à ses moyens et à ses ambitions : la course canine.
Cette version allégée du turf n’est pas sans présenter certains avantages. Point besoin de tribune, de pesage et de paddock. Pour installer un champ de course, moyennant quelques piquets et quelques rubans une prairie fait l’affaire, avec cet intérêt que le tout peut se transporter aisément d’un coin à l’autre. Point besoin même de jockeys : les concurrents s’élancent seuls dans la bonne direction pour peu qu’on leur agite une peau de lapin sous le nez et qu’on la tienne hors de leur portée. Plus n’est besoin non plus pour le parieur de se déplacer à Boitsfort ou à Groenendael : c’est autant d’épargné et qu’il pourra miser dans l’espoir de faire fortune.
On vit ainsi fleurir les écuries de courses. Elles étaient faites d’orgueilleux lévriers, au profil aérodynamique, et que leurs maîtres promenaient fièrement après souper les soirs d’été. Elles ne représentaient pas un investissement considérable et n’entraînaient pas de frais de personnel, ni de maréchal-ferrant. Pour la nourriture le meilleur ami de l’homme se contente, comme dit la fable, de reliefs de toutes les façons. Bref, c’est fort peu obéré que le profit viendrait sans nul doute gonfler l’escarcelle de l’heureux propriétaire : prix que ne manqueraient pas d’emporter leurs champions, paris judicieusement engagés sur les mêmes, et tout le rapport d’un élevage bien conduit : vente d’opulentes nichées, facturation des saillies des fringants reproducteurs etc... De sorte que les chiens courants menaçaient bien de supplanter les pigeons voyageurs dans l’éventail étroit des plaisirs simples de ce début d’après-guerre.
J’ai pour ma part vu installer deux pistes au village, mais les courses n’avaient évidemment pas lieu que chez nous. Elles se multipliaient également aux alentours et les pur-sang pouvaient exercer leurs talents tout au long de la saison.
L’astuce consistait donc à promener une peau de lapin à distance adéquate des babines des coursiers. Dans les installations indoor comme à Stockel par exemple, où à côté d’un champ de course hippique fonctionnait également un cynodrome, la dépouille était véhiculée par un chariot électrique dont on pouvait régler la vitesse. Chez nous elle était tractée par un câble se bobinant sur un treuil à deux manivelles, auxquelles s’attelaient de solides gaillards.
Les réunions se déroulaient, faut-il le dire, dans un concert d’aboiements. Alors que les derniers parieurs s’affairaient auprès des bookmakers ambulants, les partants, portant casaques et dossards, étaient introduits dans autant de boîtes contiguës dont les portes vitrées s’ouvraient simultanément à la sollicitation d’une seule et même ficelle. Sur un signe du directeur de cours les malabars pesaient sur leur machine. Le leurre prenait de la vitesse, passait à hauteur des boîtes, et lorsque le starter le jugeait suffisamment avancé il libérait la meute qui se ruait aux trousses du faux lapin, bien résolue à lui faire un sort.
Et c’est ici qu’intervenait le coup d’œil des tourneurs de manivelle car il ne s’agissait, ni de lâcher les coureurs, ni de se faire rattraper. Ils y arrivaient généralement, non sans quelque difficulté, au grand soulagement des organisateurs que la vue de l’écart entre poursuivants et poursuivi, qui avait toutes les allures d’un soufflet d’accordéon, plongeait dans des sueurs froides.
La ligne d’arrivée une fois franchie, la partie la plus délicate du programme était encore à venir car il fallait récupérer les athlètes. Les premiers du peloton, ayant d’un bond rejoint la peau désormais inerte, y avaient planté leurs crocs et se refusaient à lâcher prise. Les autres, excités par la compétition et n’ayant rien à se mettre sous la dent, s’entre-déchiraient joyeusement jusqu’à ce que leurs maîtres accourus vinssent les séparer à grand renfort de clameurs et d’invectives. Après quelques minutes cependant le calme revenait et on passait à la course suivante.
Voilà bien me direz-vous, pour le spectateur de ces joutes, une saine et innocente distraction. Elle me valut pourtant des ennuis. La vue de ces animaux talonnant ventre à terre un morceau de fourrure me fascinait profondément. Lorsque j’eus un jour à choisir entre cette passion et l’exercice de ma fonction d’enfant de chœur, j’avoue, je manquai à mes devoirs. Il était entendu que je servirais le salut de six heures, j’ai estimé avoir le temps de suivre la première course, puis la deuxième en me pressant un peu ... et à la quatrième il était trop tard. Le curé le prit très mal. Avais-je réellement compromis par mon absence le déroulement de l’office ? Ou ma défection se pardonnait-elle d’autant moins qu’elle découlait de la fréquentation de ces lieux dits de perdition qu’étaient alors les champs de course ? Car loin d’être matraqués à longueur d’année, comme nous le sommes de nos jours, pour nous faire engloutir nos économies dans le Loto ou le Subito, nous étions au contraires solennellement mis en garde contre les dangers du jeu, ennemis de la famille et du patrimoine. Toujours est-il que je fus rayé des cadres du corps des acolytes.
La mode des cynodromes n’eut qu’un temps. J’avais un copain dont le père entretenait une écurie. Elle ne lui apporta pas la fortune mais elle fit de son mieux. Lorsque les pensionnaires prirent de l’âge on les garda par reconnaissance. Ils coulèrent une vieillesse heureuse dans les fauteuils de salon. On attendit leur mort pour en renouveler la tapisserie.

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