Hublot

"- Plus un sou aux curés ! Plus un sou aux curés !"
Malgré la grisaille, le chauffeur avait ouvert sa fenêtre dès qu’il avait aperçu la soutane noire sur le trottoir entre Bruxelles et Malines. Tous les gamins et moniteurs scandaient le slogan dans l’autocar qui nous ramenait de la mer. Même scénario dans le car des filles qui nous suivait. Et pour faire bonne mesure, nous avons continué à brailler "Léopold au poteau ! Léopold au poteau !" comme quand nous avions dû rouler au pas dans les rues dépavées de Bruxelles, où des manifestants avaient d’abord refusé de nous laisser passer. Pourquoi barrer des rues avec des pavés arrachés et empêcher tout le monde de circuler ? Je ne comprenais pas mais les moniteurs avaient même encouragé ces personnes. Et quel lien avec l’opposition au roi ? Je l’imaginais ligoté à un poteau de lignes électriques. A quoi tout cela rimait-il ?
Nous étions gonflés à bloc. Quinze jours à l’air de la mer en groupes d’âge de six à quatorze ans, à jouer dans les dunes et sur la plage, à faire trempette dans les premiers rouleaux, à manger comme des ogres : nous rentrions le moral au zénith. A présent, nous chantions à tue-tête "Je donnerais Versailles, Paris et Saint-Denis". Je me demandais comment une femme pourrait donner des châteaux, des villes, des églises, et pourquoi elle ne devrait pas revoir son mari - mais je m’en donnais à cœur joie. Ici, dans le car, personne ne me disait de m’arrêter parce que je chante faux. Et puis il y avait Hubert, assis à côté de moi.
Hubert, mon nouvel ami, que les autres appelaient Hublot à cause de ses fortes lunettes. Moi, je n’aimais pas m’en moquer. Pendant les accalmies, avec nos voisins directs, nous jouions à pigeon vole ! ou au marché de ‘Padi-Pado’ et Hubert faisait rire tout le monde avec ses trouvailles. Les filles l’aimaient beaucoup. Filles et garçons étaient séparés à table, dans les groupes et dans les dortoirs mais se retrouvaient le midi et en fin de journée dans les espaces libres et parmi les jeux dans l’enceinte de la colonie. Hubert et moi avions souvent la compagnie des filles.
Une foule de mères nous attendaient à l’arrivée, quelques pères aussi. J’ai sauté dans les bras de maman, venue avec ma sœur. Hubert n’avait encore trouvé personne et maman lui a donné un bisou quand je lui ai dit que c’était mon nouveau copain. "- Comment t’appelles-tu ?

 Hubert, madame.

 Et où sont tes parents ?

 Je ne les vois pas, m’dame.

 Attends ici une minute, ils vont bien te trouver." Mais tout le monde avait récupéré les bagages de ses enfants, et toujours personne pour Hubert.
"- Nous allons attendre un moment avec toi," dit maman. "De toute façon, nous devons attendre le trolley pour rentrer chez nous."
Quand le trolley est arrivé, maman avait accepté d’inviter Hubert dimanche après-midi à la fête dans notre village et sa mère avait aussi donné son accord. Le trolley nous a emmenés et Hubert et sa maman nous ont salués d’un grand geste de la main.
"- Devine ce que j’ai ramené pour toi.

 Tu m’as ramené quelque chose ? C’est gentil, ça." Et j’ai eu droit à un baiser. "Qu’est-ce que c’est ?

 Quelque chose de beau, pour garnir.

 Je ne sais pas, moi. Un napperon ?"
Ça m’a fait rire. "Attends, c’est dans mon sac." Et j’ai fièrement exhibé un petit sachet à moitié plein de coquillages. "C’est des tourelles, pour toi. C’est les coquillages que j’aime le mieux. C’est les plus beaux !" On n’en trouve plus, hélas ! Tout blancs, c’étaient de vraies merveilles avec leurs spirales côtelées de plus en plus fines pour finir en pointe piquante. "Regarde, il y a aussi des caracoles. Pour siffler." Après un ou deux essais, j’ai réussi à extraire quelques sons d’un bigorneau coincé entre l’index et le majeur droits. Hubert n’avait pas son pareil pour faire chanter ces coquilles vides. Je crois que ça l’a beaucoup aidé à ne plus devoir supporter les quolibets des autres gamins même s’ils n’ont jamais abandonné son sobriquet. Sans doute par jalousie pour son succès auprès des filles.
"-Bon, ça suffit, maintenant !" a dit maman, mal à l’aise sous le regard des passagers du trolley.
A peine rentrés, elle a défait ma valise, disposé mes tourelles dans un petit flacon en verre sur le coin de l’armoire et commencé à préparer le souper.

Quelle belle journée le lendemain, malgré la grisaille du matin. Après avoir aidé maman à prendre les poussières pour lui faire plaisir, je suis allé chez Marie. Nous lui achetions notre maquée [3], parfois des oeufs ou du beurre. La baratte me fascinait et j’adorais jouer à y battre la crème de lait. Ce samedi-là, Marie avait besoin de beaucoup d’eau mais était extrêmement occupée. Ah ! ma fierté de pouvoir l’aider ! J’ai eu droit au horké [4], dont elle a raccourci les cordes pour y accrocher deux petits seaux de cinq litres. Muni de la clé, j’ai fait la navette entre sa cuisine et la pompe publique, saluant bien haut tout habitant du hameau que j’apercevais. Mon oncle Armand est arrivé à vélo, a posé un pied à terre et s’est mis à déclamer une mélopée à pleins poumons : "On v’ fè priyi à l’ètèr’mint da ... (On vous prie d’assister aux funérailles de ...)"
"- Qu’est-ce que tu fais là, donc ?

 Je porte de l’eau pour Marie.

 Elle a bien de la chance, d’avoir un aideur comme ça !

 Tu viens demain pour la fête ?

 Bien sûr ! Allez, je continue." Et il est parti sur son vélo reprendre sa litanie cinquante mètres plus loin.
L’après-midi, nous avons longuement joué aux billes dans notre cour entre garçons, même avec Dany. D’habitude, mes parents n’aimaient pas que je le côtoie, parce que sa maman ne l’éduquait pas bien, qu’elle tenait mal son ménage et aussi parce qu’il allait à l’école catholique. Nous avons aussi joué au magasin et à l’école avec les filles. La cloche du marchand de glace a dispersé tout le monde. Exceptionnellement, ma sœur et moi avons eu droit à un cornet. Hmm ! Et nous avons monté la rue avec nos copains jusqu’à la buse, une source captée par un court tuyau métallique, où des gens venaient de loin chercher de l’eau. C’était juste après la dernière maison, au pied des prairies à gauche, à l’orée du bois à droite du chemin. Sans la compagnie de mes parents, mon monde s’arrêtait là. L’eau se déversait dans une petite mare.
"- Regarde ! Là !" Une grenouille. Puis une autre. Et des libellules, dont certaines volaient par deux. Et des papillons encore plus colorés que les fleurs. J’adorais venir là contempler la vie.
Quand je suis allé dormir, maman continuait à préparer les tartes pour la fête.

Le dimanche, comme chaque année, toute la famille se retrouvait chez nous dès midi, les adultes autour d’une très grande table dans la pièce de devant, les enfants attablés dans la cuisine. "Attention ! Ne vous brûlez pas !" Malgré la chaleur d’une fin d’août ensoleillée, le poêle brûlait son charbon pour chauffer l’eau indispensable au café et à la vaisselle avant le goûter et le repas du soir. Hubert mangeait avec nous. Son père l’avait accompagné jusque chez nous et avait quitté aussitôt. Toute notre famille l’avait immédiatement adopté avec son air malicieux et ses gros yeux derrière ses lunettes.
Tout le monde riait en buvant sa bière ou son pèkèt (genièvre). Tous les hommes fumaient, sauf le grand Maurice, un ami de mes parents qui habitait près de Huy. Puis tout à coup des hommes criaient, en désaccord sur la question royale ou une autre actualité politique. Certaines femmes s’en mêlaient et d’autres tentaient de calmer la discussion.
"- Ce n’est pas parce qu’on vous a donné le droit de vote que vous êtes devenues capables de discuter !" Les hommes ont éclaté de rire et les femmes ont joué les offusquées ou fait mine de gifler mon oncle Riri.
J’ai eu droit à mon premier tour sur les autos-scooters sans un adulte. J’ai partagé la voiture avec Hubert. A notre retour à la maison, la table nous attendait pour le goûter. Nous ne nous sommes pas fait prier longtemps pour nous attabler. Et maman a apporté un gâteau au moka garni de huit bougies. Elle l’a déposé entre les tartes devant moi.
"- Allez, souffle ! Tu dois les éteindre toutes d’un coup !" Je n’en revenais pas. Mon anniversaire, c’était dans quatre jours, à la rentrée des classes. Incrédule, j’ai soufflé tant que j’ai pu et fini par éteindre toutes les bougies. Adultes et enfants ont tous crié, chanté, félicité.
Et mon oncle Armand m’a tendu un paquet.
"- Tiens, c’est pour toi.

 C’est quoi ?

 Regarde !" J’ai découvert un appareil photo !
"- C’est ... pour moi ?

 Bien sûr que c’est pour toi ! J’en ai acheté un autre. Celui-là, il date d’avant la guerre mais il fait de belles photos.

 Ooh, merci !" J’ai sauté dans ses bras et nous nous sommes embrassés.
"- On mange le gâteau et les tartes puis on va faire une photo de tout le monde."
Au moment de la photo, la procession arrivait près de la maison. Jules, le voisin, hurlait.
"- Foutez le camp. Vous ne voyez pas que vous gênez ? Vous empêchez mes pigeons de rentrer !" Les pigeons recommençaient à tournoyer. Il agitait sa cage de contrôle mais la procession avançait, curé en tête sous son dais.
"- Bougez-vous et laissez-nous passer, voyons.."
C’en était trop. Fou de rage, Jules a lancé sa cage à la tête du curé. Lui s’est arrêté net puis a tourné les talons et juré qu’il ne conduirait jamais plus sa procession dans ce hameau de mécréants. Et il tint parole.
Le grand Maurice devait partir avant le souper pour rentrer chez lui avec la dernière liaison entre Huy et sa commune. Tenant par la main Hubert, qu’il accompagnait sur le trolley en direction de Liège, Maurice nous a quittés au milieu de la procession, se retournant sans cesse pour faire de grands signes d’adieu. Il nous criait des au revoir sonores en soulevant Hubert à bout de bras pour que nous puissions le voir et l’entendre nous saluer lui aussi par dessus les têtes des gens en prière. Une journée mémorable ! J’étais aux anges !

Cette année-là, mes parents avaient décidé de m’inscrire à une école communale du gros bourg voisin au lieu de me laisser dans celle de notre village. Hubert habitait dans ce bourg mais fréquentait une autre école communale. Après quelque temps, nous avons pris l’habitude de passer le mercredi après-midi ensemble. Notre amitié a duré des années et, chaque été, nous passions deux semaines de vacances dans la même colonie. C’était toujours lui qui avait le plus de succès auprès des filles. Jamais je ne l’ai vu se démonter quand on l’appelait Hublot ; il se débrouillait toujours pour s’attirer la sympathie des autres. Sans doute ma vie aurait-elle été bien différente si je ne l’avais pas rencontré. Combien j’estime avoir profité d’une influence positive ! Et que de bons moments j’ai connus en sa compagnie ! J’espère qu’il a eu un petit bout de sentiment semblable à mon égard.

Guy