LA FARCE.

Ecoutez, braves gens, l’aventure de Balaam, roi des mendiants ainsi que les Dieux l’ont voulu.
Je suis Balaam et j’ai quatorze ans en cette année 6048 du souffle de Brahmâ. Je suis mendiant et roi à la fois. Ne vous fiez pas à mes jambes mortes qui traînent sur le sol, cela n’est rien, rien qu’une queue de terre et de boue avec laquelle je laisse sur les routes les traces de mon passage. Le titre de roi, je le dois à mon os bijou, mon os à moi. Avant de poursuivre le récit, je vais vous conter comment j’ai trouvé le sceptre de ma royale mendicité.
Je rampais calmement sur le chemin de Bénarès balayé par les vents de sécheresse. La poussière surchauffée me brûlait la gorge pendant que je chantonnais les louanges de l’aube, quand j’entendis une source qui glougloutait en contrebas du ruban poudreux. Une végétation douce l’entourait comme une chevelure. Elle me balbutiait une fraîcheur qui fit tinter plus clairement mon chant de prières. Je glissai entre les hautes herbes jusqu’au serpent d’eau qui s’agitait au centre de l’écrin vert. L’eau me murmurait ses délices et ma bouche s’approcha de sa chair délicate, quand je vis, bloqué dans une prison minérale, un os tournoyer, se cogner à de petits rochers, bousculé par la fougue du liquide terrestre. Je le pris et l’examinai : c’était un os à tête avec un tronc court et creux percé de trois trous, une fente en forme de lèvres s’ouvrait sur la partie supérieure. Je bus puis je soufflai dans cet orifice. Une note s’échappa, elle se brisa contre le ciel. Le soleil était à son zénith quand je réussis à composer une mélodie.
Depuis je peux faire danser tous les êtres de joie. Ce jour là, je suis devenu roi des orgueilleux mendiants, moi l’atrophié. De plus je peux divaguer dans l’âme des autres à leur insu. J’entre doucement en eux pendant que, pris par la musique de mon sceptre flûte, ils dansent la vie. Je suis le passant des paysages intérieurs, je visite, je m’instruis, je me nourris et je souris.
Voilà l’histoire de mon os sceptre, mes jambes célestes.

Ecoutez, braves gens, l’aventure qui m’est advenue à Baratpûr, un jour de lumière, lors du grand pèlerinage de Ganesha, Dieu des foyers et de la réussite.
Je bivouaquais à l’entrée de la ville avec mes frères de vie. Un long fossé sec servait de gîte à nombre d’entre nous. De petits foyers essayaient de chauffer un peu de thé dans des casseroles noircies. Je me tenais à l’écart, sous l’ombre d’un pipal, l’arbre sacré, le corps rompu par une longue route. Je sommeillais rêvant à des palais somptueux, à des fontaines jaillissantes sur des marbres précieux, à des jardins regorgeant de fruits juteux à chair délicieuse, quand vinrent un singe coiffé d’un bonnet pointu et un lionceau avec un collier de velours.
Appuyé contre le socle du tronc, je me présentai à ces nouveaux venus. D’esprit « jouette », le singe cabriolait et le lionceau tentait de l’attraper. Je finis par découvrir qui ils étaient : le macaque jonglait pour un de mes voisins, le lionceau avait pour ami, un pauvre charretier qui aimait parader malgré ses haillons gris. Les quelques sous que ces gentils animaux soutiraient à des passants en faisaient des princes. Et comme il en va souvent chez les jeunes princes, les caprices habitaient leur cœur plus que l’écoute des autres. Cependant une sympathie commune nous lia et durant tout le jour, je fis chanter l’os pour eux. Ils dansèrent pour me régaler les yeux. Les sornettes et les rires assortis scellèrent cette journée dans le berceau de l’amitié.
La nuit vint et avec elle une multitude de feux noyés que les mendiants avaient allumés. Les lueurs teintaient de cuivre le bleu du soir. Toutes les paroles étaient chuchotées, les gestes lents et mesurés pour ne pas effrayer la déesse Kali toujours à l’affût ni troubler le repos de Ganesha. Mes amis dormaient en rond, l’un contre l’autre, à portée de ma main. L’arbre frissonnait, le singe rêvait, le lionceau tressautait ; j’étais bien ainsi, entouré de cette couverture de chaudes pensées. Le matin glissa sur nous.
A mon réveil, mes compagnons étaient encore enroulés dans leurs fourrures, le soleil léchait la plaine. Ma main chercha mon sceptre d’os, elle se referma sur du vide. Disparu ! Mon bijou s’était envolé ! Avait-il roulé ? A tâtons, je promenais ma paume fébrile autour de moi. Toujours rien ! Après s’être longuement étirés, mes compagnons vinrent à mon secours. Mais l’os des Dieux avait bel et bien disparu. Mon cri secoua le monde et fit trembler ma queue de sirène terrestre. Je hurlais à réveiller les morts, je hurlais la douleur de l’absence et du manque, je hurlais la perte de mon être. Le roi n’était plus. Juste une larve humaine serpentant sur des chemins insensés, voilà ce que j’étais maintenant. J’avais connu la gloire, je tombais dans le purin des enfers.
Mes nouveaux amis participaient à ma peine, étonnés toutefois de l’ampleur qu’elle prenait. Je traînais, furetais avec fièvre et criais à l’aide, tant et si bien que mes frères de vie arrivèrent et devant mon désarroi, tous se mirent en quête de l’objet. La fratrie entièredes mendiants arpenta ce carré d’exil que la ville nous avait octroyé. Par groupe, ils fouillèrent avec leurs mains, leurs yeux, leur cœur ; même des yogis de passage méditèrent sur le lieu de mystère où le bijou avait pu basculer. Rien ! A midi, chacun prit, qui un fruit, qui une racine puis recommença la chasse au trésor envolé. Mes nouveaux amis ne ménageaient pas leur peine, cependant je notais dans leur regard, une peur que je ne comprenais pas. Pas un millimètre de terrain ne fut épargné par la recherche. Au soir, tous continuaient à fouiller les buissons à la lueur des flambeaux.
Soudain le lionceau au collier de velours et le singe au bonnet pointu posèrent devant moi l’os tant désiré. La joie contenue dans mon hourra suspendit tout mouvement et l’écho résonna si loin et si longtemps que les Dieux ont dû l’entendre. Le singe et le lionceau furent bousculés, pressées de révéler le lieu de la découverte. Le soupçon planait. Alors ils avouèrent les dessous de l’affaire. Pendant que je dormais, ils avaient eu l’idée de cacher l’os, symbole de ma royale condition pour me faire une farce. Au début, devant tant de mouvement, ils rigolaient bien de la tournure que cela prenait, pensant que ma peine tournerait en rire plus tard. Ensuite l’ampleur de l’évènement cloua leurs lèvres de peur. L’angoisse, la perte de l’affection de tous devenaient l’obsession de leur journée. Ils se turent, espérant que l’un ou l’autre de mes frères de vie trouverait l’objet sacré. Mais personne ne le trouva. Ils confessèrent que le sentiment de culpabilité était si fort, qu’ils en avaient oublié l’endroit du délit.
La colère rongea l’âme et le cœur de la foule assemblée. Enflammée, elle voulait battre les sauvageons qui lui avaient fait perdre un jour de vie. Alors j’ai joué de mon os. Lentement la mélodie apaisa la fureur et la danse du pardon martela le sol de misère. Seuls, mes amis ne participèrent pas à la ronde. La tristesse les enrobait.

Depuis, mes farceurs et moi faisons route commune. Voyez le lionceau, il a quatre ans et il parait être un jeune de six mois. Son refus de grandir vient de cette aventure. Quant au singe vous ne le verrez pas, il se cache tant il a peur des autres.
Allez, braves gens, soyez bon avec le roi des orgueilleux mendiants et ses amis, donnez-nous la sainte roupie salvatrice ! Ne sommes-nous pas le reflet d’une part de vous-même ?
Que Brahmâ bénisse vos pas sur notre mère la terre !

Marie