Ma sœur a pris du retard sur les autres membres de la famille qui ont déjà dépassé les dernières maisons du village. Nous atteignons seulement la place de l’église.
J’ai l’impression qu’un buvard coincé dans ma bouche a absorbé la dernière molécule de ma salive.
J’implore un arrêt et l’ouverture immédiate de la gourde d’eau.
L’objet en aluminium passablement bosselé, est fermé par un bouchon en faïence cerclé d’un joint en caoutchouc rouge.
Assis au bord du trottoir je tends une main impatiente vers le flacon que me présente Milda. Le bruit provoqué par l’eau contre les parois intérieures de la gourde me fait penser à celui du ressac de l’Escaut contre le mur d’un embarcadère, un jour d’été.
Pendant que je me désaltère, je songe à ce voyage récent à Anvers, avec mes parents, lors d’une visite familiale.
Quel spectacle extraordinaire que celui de ce fleuve majestueux, des quais bordés de lourds navires, du vol des mouettes provenant de la mer toute proche.
Quand verrais-je enfin cette mer, objet d’une longue et incessante curiosité ? Mes parents m’avaient promis de m’y emmener cet été. Je crains que cette promesse ne pourra être tenue avant longtemps.
Le ronflement grandissant d’un moteur d’avion me tire soudainement de ma rêverie. Tout se passe comme en un éclair.
Milda me plaque contre un mur et se colle à moi, transformant son corps en bouclier humain.
Des mitrailleuses claquent comme mille fouets de cirque maniés par mille dresseurs de chevaux.
Je ne vois que le tissu de la robe de ma sœur, mais j’entends le clappement sec des balles sur les pavés.
Des hurlements de douleur me glacent le sang.
Je me sens soulevé par les hanches et jeté sans ménagement sur le porte-bagages du vélo.
Ma convoyeuse pédale en danseuse avec l’intensité et la technique d’un coureur cycliste lors d’un sprint final.
Nous dépassons la file d’expatriés en amont de l’attaque aérienne.
De nombreuses personnes, clouées sur place, regardent en direction de l’église.
Ma sœur s’arrête brutalement devant mon père qui vient de surgir de la foule hagarde.
Nous rejoignons rapidement le reste de la famille.
Le corps de Milda tremble de la tête aux pieds comme celui d’un parkinsonien prenant connaissance d’un redressement fiscal.
Quelque minutes plus tard, deux ambulances venant de Lille tout proche, les phares allumés, le klaxon bloqué, se ruent vers le centre du village.
Mes parents discutent en aparté puis viennent nous annoncer leur décision de terminer l’exode à Lille que nous devrions avoir atteint ce soir.
Yvonne et Milda poussent un profond soupir de soulagement.
Les Allemands nous rattraperont donc à Lille. Nous acceptons cette perspective avec le fatalisme de l’orchestre du Titanic jouant un dernier hymne.
Il s’agit maintenant de trouver un refuge sûr car la ville va certainement être assiégée.

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1 commentaire Répondre

  • Jean Nicaise Répondre

    J’ai beaucoup aimé vos souvenirs d’exode. Style vif et limpide, flot d’images originales. Par exemple « Le bruit provoqué par l’eau contre les parois intérieures de la gourde me fait penser à celui du ressac de l’Escaut contre le mur d’un embarcadère, un jour d’été. ». Ou encore : « Des mitrailleuses claquent comme mille fouets de cirque maniés par mille dresseurs de chevaux. » J’en citerais encore bien d’autres.
    J’ai vécu ces événements à 19 ans ; ils m’ont mené jusque dans le Tarn et ne suis revenu que fin août ; vous rendez très bien l’atmosphère de l’exode. Je n’ai heureusement pas vu de morts ni de maisons incendiées au départ. Ce furent finalement des vacances très agréables au soleil du Midi

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