Juin 1940. Enghien : petite ville située à 30 kilomètres de Bruxelles dans la province du Hainaut, à proximité du Brabant et de la Flandre orientale. Cinq mille habitants y vivent sous l’influence d’une église toute puissante. Pratiquement toutes les congrégations religieuses sont représentées dans la cité. Les églises et les couvents y foisonnent.
Le narrateur qui a 6 ans à l’époque fait partie d’une famille catholique très croyante. Son père est ouvrier, sa mère tenancière d’une épicerie.
Il ne connaît pas le doute. Dieu existe sous la forme d’un vieillard à la longue barbe blanche et son fils est mort sur la croix. Cela sont des évidences qu’il ne convient pas de mettre en doute ce dont il s’abstient donc.
Ses fréquentations au moins hebdomadaires de l’église et ses lectures scolaires l’impressionnent fortement. Les statues, images et peintures qui se présentent quasi quotidiennement à sa vue reflètent toutes sortes de sentiments sauf la joie de vivre.
Le texte qui suit raconte les impressions que lui inspirent l’imagerie religieuse de son époque.
Mon père m’amène à l’église du couvent des capucins pour y assister à la messe dominicale.
Ma mère en est exemptée. Elle a rouvert le magasin après une première livraison fort limitée de denrées et se trouve obligée de servir le chaland jusqu’à midi.
Deux églises dispensent des offices religieux dans la ville, l’église paroissiale appelée grande église et l’église des capucins surnommée la petite église.
La messe des capucins attire les faveurs de la majorité des Enghiennois.
Elle commence plus tôt que l’autre et dure moins longtemps ce qui permet aux ménagères de disposer d’une durée de temps plus confortable pour la préparation du frichti dominical.
Elle est surtout suivie par les gens du peuple et des classes moyennes.
A la messe solennelle tenue à la grande église assistent principalement les notables et autres bourgeois de la cité. Les tenues vestimentaires y sont plus recherchées particulièrement chez les femmes. Leurs chapeaux rivalisent d’audace et souvent de ridicule.
A la fin de la messe, ceux qui se considèrent comme l’élite de la ville se rassemblent autour du parvis de l’église pour une causette apéritive.
Lorsque se termine cet intermède traditionnel qui tient beaucoup du défilé de mode, ils rejoignent leur demeure où les attendent la table dressée par des servantes et, malgré la disette, les petits plats concoctés par des cuisinières attitrées.
Ne pas assister à la messe du dimanche est considéré par les croyants comme un péché assez grave.
Jésus n’a toutefois jamais parlé explicitement de la messe et donc non plus de l’obligation d’y assister sous peine de lourdes sanctions. Il a dû s’agir d’un malencontreux oubli de sa part. Personne n’est parfait. Dieu le père a dû combler cette lacune par une révélation complémentaire auprès de son représentant de l’époque.
L’église déborde de monde. Nous faisons partie de ce débordement et nous retrouvons debout dans la cour du couvent. C’est le prix à payer pour les retardataires.
Ma vue se limite à l’avant par les vêtements des personnes qui me précèdent et à l’arrière, au-dessus de la tête de ceux qui me suivent, par la partie supérieure des statues d’un calvaire.
Les protagonistes de la scène sont peints en blanc.
Je connais tous les détails de ce Christ aux mains percées de clous, à la tête affalée sur la poitrine, de Marie en pleurs et de Marie Madeleine les mains jointes, le regard suppliant braqué vers les cieux zébrés d’éclairs sur fond de nuages noirs.
Pour passer le temps je détaille pour une centième fois cette scène lugubre dans l’attente de la sonnerie qui suivra l’ « Ite missa est » libérateur.
Ce qui me frappe dans la représentation de tous les personnages religieux c’est leur expression de tristesse perpétuelle ou de sérénité sans joie.
A l’intérieur de l’église un christ statufié tend les avant-bras, les paumes des mains tournées vers le plafond, dans un signe d’offrande. De son cœur percé d’un poignard jaillissent de grosses gouttes de sang. Il a l’air grave de ceux qui veulent faire comprendre à leur entourage qu’ils ne sont pas là pour leur plaisir.
Une grande peinture au-dessus de l’hôtel représente un duc d’Arenberg, mécène de la congrégation des capucins, agenouillé devant la sainte famille.
Son visage baigné d’une lumière céleste apparaît comme privé de muscles zygomatiques.
La famille Jésus, Marie, Joseph, semble également souffrir du même problème facial que celui de son adorateur.
Plus loin, une statue représente un capucin barbu tenant sur un bras replié un enfant auréolé. L’auréole est constituée d’un anneau métallique doré fixé au col de la bure du religieux par une tige en fer galvanisé. Le bras droit replié de l’enfant se termine par un index et un médium joints, pointés vers le ciel. Le geste est le même que celui de mon institutrice quand elle surprend un élève copiant sur son voisin.
Le capucin, tout comme l’enfant, ont l’air de sortir d’une nuit sans sommeil.
Dans toutes les scènes religieuses la peur, le masochisme, le sadisme,la douleur physique et la souffrance morale sont exprimés avec une profusion qui frise l’indigestion.
L’imagerie chrétienne fourmille d’écorchés vifs, d’hommes présentant la tête à la hache du bourreau, de chutes aux enfers de multitudes d’hommes et de femmes aux teint de tuyau de plomb oxydé, de martyrs percés de flèches, plus troués qu’une cible de vogel-pik, de femmes dont les seins coupés jonchent le sol comme deux melons tombés accidentellement d’une charrette de marchande de quatre saisons. Un autre thème récurrent est celui de la tête tranchée de Saint Jean-Baptiste. Sa tête au cou sanguinolent est posée sur un plateau tenu, avec la grâce d’un garçon de café parisien, par une jolie femme nommée Salomé. L’opacité de sept voiles translucides dissimule sa pudeur.
Sur les deux murs longitudinaux de l’église des capucins, un chemin de croix dégage une ambiance lacrymogène, de douleur sans fond.
Le Christ s’y fait flageller, torturer, poser une couronne d’épines sur la tête. Il tombe trois fois sous une croix écrasante. Des foules haineuses l’insultent, lui crachent à la figure et le lapident pendant qu’il traîne son terrible fardeau.
Deux ouvriers le clouent avec application sur une croix qu’ils lèvent ensuite pour la fixer entre deux autres. Sur ces dernières sont fixés des voleurs au visage grimaçant de douleur.
Un soldat enfonce une lance entre les côtes du Christ.
Marie et Marie Madeleine, chaque fois qu’elles sont représentées, n’arrêtent pas de sécher des flots de larmes avec leur voile.
La première station du chemin de croix représente Ponce Pilate. Le visage tourmenté par le doute, il se lave les mains dans une bassine que lui tend un esclave décharné, presque nu. .
Des capucins entrent et sortent par intermittence du couvent. Ils ressemblent étrangement aux nombreux personnages déprimés qui décorent leur église. Est-ce dû à un phénomène de mimétisme ou bien ces élus, pour entrer en religion, doivent-ils nécessairement arborer des traits de constipés chroniques ?
Pie XII, le pape actuel, constitue pour moi l’étalon de mesure des mines chrétiennes compassées. Aucune n’a jamais atteint ce degré de tristesse accablée qui émane de sa photo officielle le représentant de profil. Son nez cambré renforce l’impression de rapace gavé à l’huile de ricin. On croit apercevoir quelqu’un qui a passé sa vie à boire de l’eau bénite et à qui le médecin vient d’annoncer qu’il souffre de la cirrhose du foie.
Je regarde mon père. Sa casquette est suspendue aux mains croisées sur son abdomen. Je le suspecte de penser à ses pigeons.
Il m’a promis une promenade cet après-midi. J’ai hâte que la messe se termine.
A l’intérieur de l’édifice, près de l’autel, retentissent des sonneries de clochettes. Tous les fidèles postés au seuil de l’église penchent longuement la tête en avant comme pour contempler leurs chaussures. C’est le moment de l’élévation, la mi temps de l’office.
A l’instant même de la fin de la messe, la foule se presse vers la rue. Le portillon étroit qui permet la sortie du couvent provoque un étranglement de masse humaine suivi d’une cohue pendant laquelle s’échangent des salutations courtoises ou amicales. Ici point de mondanités ni de politesse convenue.
Fernand Répondre
Monsieur Adrien,
Votre texte énumère une série d’impressions personnelles et c’est très bien ainsi. Je puis cependant vous dire que je pourrais faire une description également peu flatteuse d’autres réunions ou groupes humains. Lorsque j’observe les réactions de masse lors d’événements sportifs ou de musique moderne, je vois une population plus joyeuse que celle que vous décrivez. Ces spectateurs ayant rejeté toute intériorité, sont apparemment à la recherche d’idoles. Leurs cris et hurlements hystériques pourrait également être décrits avec humour et de manière caricaturale. Lorsque vous parlez de la tristesse sur les traits du Pape, je pense que la responsabilité d’une grande entité est lourde à porter. Je citerai Charlemagne, César, Napoléon, Hitler, Staline, les Empereurs de Chine et beaucoup d’autres, qui n’avaient pas un air très heureux.
Je voudrais encore vous dire Monsieur Adrien que je fréquente encore régulièrement les églises, et contrairement à vos impressions du passé, j’y rencontre beaucoup de gens heureux vivant avec un sentiment d’espérance que l’on ne rencontre plus souvent dans la société contemporaine.