Le premier jour de classe en troisième année, j’ai trouvé sur mon pupitre un livre dont le titre m’enchanta : Histoire de Belgique.
- Pourra-t-on l’emporter à la maison, M’sieur ?
Mais certainement.
Je croyais en vérité que c’était un livre qui racontait des histoires, autrement dit des contes comme ceux que mon grand-père paternel me lisait. Il m’avait ainsi donné une irrépressible envie d’apprendre à lire pour pouvoir accéder au plus vite à ces merveilleuses histoires. Je me suis empressé de dévorer celles de mon premier livre, mon premier amour. Les Anciens Belges, les Romains, vainqueurs sur les rives de notre Sambre, des pauvres Nerviens, une tribu gauloise ; le méchant duc de Bourgogne, le cruel Philippe II et son affreux duc d’Albe n’ont plus eu de secrets pour moi. J’ai versé un pleur à l’exécution des comtes d’Egmont et de Horne et me suis réjoui de la défaite des Hollandais dans le parc de Bruxelles qui avait permis au Belge à la jambe de bois, de sortir du tombeau en chantant la Muette de Portici et de reconquérir par son courage son nom, ses droits et son drapeau.
M. P... s’occupait en même temps de quatre années, de la troisième à la sixième. Elles étaient divisées, dans la salle, en deux groupes ou degrés, le degré moyen et le supérieur. Pendant que M. P... enseignait à un groupe, l’autre faisait des exercices. Ainsi, les leçons de troisième et de quatrième années étaient les mêmes, comme celles de sixième répétaient celles de cinquième. Si bien qu’un an sur deux j’avais l’impression de redites ennuyeuses. Je n’étudiais jamais une leçon, je l’avais entendue assez pour m’en souvenir si j’étais interrogé.
M. P... devait être bon pédagogue : nous nous en sommes aperçu lorsqu’il a dû prendre un congé de maladie et a été remplacé par un jeune intérimaire. A son retour, nous avons demandé à notre maître de recommencer plusieurs leçons que nous n’avions pas comprises.
Ce n’était pas un tendre. Il avait des raffinements étonnants surtout si l’on sait qu’il s’agissait d’une école libre s’inspirant du christianisme, cette doctrine d’amour et de paix.
Un prisonnier libéré de je ne sais quelle geôle sud-américaine citait un jour à un délégué d’Amnesty International, parmi les tortures dont il avait été victime, celle-ci : on le faisait mettre à genoux, les mains en l’air, portant un poids. C’était donc de la torture que subissaient quelques-uns de mes condisciples vus dans d’aussi inconfortables positions, un pot de fleurs en guise de poids, avec interdiction de poser les fesses sur les talons pour se soulager quelque peu ! Je n’étais pas mauvais élève et le suprême raffinement m’a été épargné, mais pas l’agenouillement. Ni les gifles.
Ces traitements amenaient de nombreux pleurs. Pourtant, jamais je n’ai versé une larme à l’école. M. P... s’en est ouvert à ma mère, en ma présence. Et Maman, sans s’étonner de la brutalité que ces propos supposaient :
C’est que vous n’avez pas pu toucher son point sensible.
J’ignore encore aujourd’hui ce qu’elle entendait par là ; je ne me privais pas de pleurer à la maison ; les répressions paternelles n’étaient pas tendres non plus. L’aimable enseignant a voulu savoir, lui.
A quelques jours de là, il m’a tordu cruellement l’oreille au point de me faire crier, mais pas pleurer, ah non !
Serait-ce là ton point faible, me dit-il ?
Comment qualifiez-vous cette attitude ? Du sadisme ? Je vous en laisse la responsabilité... Mais sans doute vous demandez-vous pourquoi je ne me plaignais pas à la maison, comment des parents n’avaient jamais porté plainte, au moins à M. le Curé.
Eh bien, parce que ça ne se faisait pas en 1928 ! Le maître était le maître, point ! D’ailleurs, c’est avec mes yeux d’adulte que je juge ces méthodes... pédagogiques. Nous craignions M. P..., mais en fait, je l’aimais bien et je lui dois beaucoup de connaissances élémentaires. Il ne m’est jamais venu à l’idée de faire le compte des gifles reçues pour en faire rapport à mes parents. Je ne devais surtout pas avouer que j’avais été puni sous peine de sanction familiale. C’est ainsi que j’ai copié une partie de mon catéchisme un jour de Toussaint, en cachette, au fond de la remise, en sanction du non respect du mot à mot que requérait l’étude des règles de conduites d’un bon chrétien
L’instruction religieuse tenait une grande place. Elle comprenait deux parties : l’Histoire Sainte et le catéchisme. La première nous plaisait davantage car les aventures d’Adam et Eve, de Caïn et Abel, de Noé et de son arche, de Joseph vendu par ses frères, étaient des sortes de contes fantastiques. Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans Mémoires d’une jeune fille rangée, « l’Histoire Sainte me semblait encore plus amusante que les contes de Perrault puisque les prodiges qu’elle relatait étaient arrivés pour de vrai. ».
L’Histoire Sainte était comme une récréation au milieu d’austères matières. On ne devait pas, à l’inverse du catéchisme, l’étudier par cœur. Le Maître acceptait qu’on lui posât des questions et même qu’on lui fît part de ses sentiments.
L’on s’étonnait, par exemple, de la cruauté du Seigneur imposant à Abraham de tuer son fils pour Lui prouver son obéissance. Abraham s’exécute, il va vraiment tuer le malheureux Isaac. Il ne sait pas qu’au dernier moment Dieu lui substituera un bélier. Dans une autre légende du monde méditerranéen, Iphigénie, changée en biche in extremis par Artémis, avait accepté, elle, d’être sacrifiée par son père pour que la flotte grecque pût profiter de vents favorables et Agamemnon avait tenté, lui, de refuser l’ordre des dieux. Par contre, le pauvre Isaac ignorait tout des intentions d’un père trop docile aux injonctions divines. J’étais outré et je ne pouvais croire que mon père, quoiqu’il fût barbu comme le Yahvé apparu à Moïse sur le mont Sinaï, acceptât de me tuer et même de tuer, à ma place, notre chien Whisky, pour obéir au Seigneur ! J’ignorais qu’il ne croyait pas en Dieu. Il ne fréquentait l’église que pour les enterrements mais estimait sans doute qu’un peu de religion ne peut pas faire de tort.
Dieu voit tout, il sait tout. Il punit, en tout cas, il punira beaucoup plus tard, dans les flammes de l’Enfer, les petits garçons qui mentent, qui volent dans le porte-monnaie de Maman de quoi s’acheter un chewing gum ou chipotent le si pratique robinet qu’ils ont entre les jambes et qui leur donne une supériorité manifeste sur les filles. Le Seigneur est donc un sérieux allié des parents. Il remplace avantageusement saint Nicolas qui, pourvu des mêmes facultés, se faisait accompagner du Père Fouettard, représentant du diable. Mais on ne doit plus croire à ces personnages à partir de six ans.
De toutes manières, il ne fallait pas confondre le héros du puéril mensonge avec Dieu. J’étais un enfant très pieux, j’assistais régulièrement à la messe dominicale, la grand messe de neuf heures dont j’appréciais les grandes orgues accompagnant les hymnes à la gloire de Dieu et des saints. C’était mon théâtre, ma salle de concert, le substitut de ceux où mes parents allaient « sans les enfants ». Je participais aux chants avec ardeur, répétant la mélopée grégorienne, sans comprendre un mot du latin qu’elle véhiculait... Il m’en revient des bribes :
...Credo in unum Deum patrem omnipotentem... Ecclesiam apostolicam... resurrectionem mortuorum...
Aujourd’hui après avoir étudié le latin, j’en comprends le sens, mais je ne crois plus que les prodiges narrés dans l’histoire sainte sont arrivés « pour de vrai ». Ils ne sont que de jolis contes.
Adrien Répondre
J’ai ajouté un petit quelque chose (si j’ose dire) à votre réaction à mon texte.
Au sujet du vôtre, dans les années 40, rien n’avait changé depuis 1928. La punition des genoux sur l’estrade le bras lesté et levé y étaient également monnaie courante.
Quant aux supplices divins, alléluia, le pape actuel vient de supprimer les limbes ! A quoi a-t-il donc servi de les inventer ?