L’auteur, Gaston a 20 ans. Contraint au travail obligatoire en Allemagne, il est à Dresde le 12 février 1945 ...

L’ENFER DE DRESDE

Varsovie était tombée le 17 janvier 1945. Le 19, on apprit que le Maréchal Koniev avait libéré Cracovie et prenait la route de Breslau (Wroclaw) par Katowice. Des immenses colonnes se mirent en route vers l’ouest par - 25 ° et 20 à 30 cm de neige. Et beaucoup se dirigèrent vers Dresde qu’ils atteignirent début février 1945. Le 12 février 1945, Dresde comptait, en plus de sa population habituelle de 630.000 habitants, quelques 300 à 400.000 réfugiés sans abri. C’est ce moment que les Alliés choisirent pour faire subir à Dresde un bombardement exceptionnel, le plus grand que l’histoire ait jamais connu.
Cette opération portait le nom fracassant de « Thunderclap » (coups de tonnerre) et elle le mérita. Ce mardi 13 février 1945, les enfants de Dresde fêtaient le Mardi Gras. Nul ne pensait à la possibilité d’un bombardement aérien. Depuis début 1945, la ville n’a même plus de défense aérienne, les canons étaient partis vers la Silésie pour renforcer les batteries antichar. Les travailleurs forcés de toutes les nationalités et les prisonniers de guerre étaient également nombreux dans la région.
Les habitants de Dresde se rassuraient en affirmant qu’il existait entre la RAF et la Luftwaffe un accord secret tacite : ni Dresde, ni Oxford, villes musées, ne devaient être bombardées.

Le cirque Sarrasani donnait une grande représentation de carnaval et la salle était comble, surtout d’enfants. Le dressage des chevaux, le domptage des tigres étaient le clou de la soirée. Les signaux d’alerte retentirent à 22 h. La direction du cirque chargea les clowns de l’annonce aux spectateurs, ce qu’ils firent avec force plaisanteries. Et c’est en se tordant de rire que le public gagna les abris à pas lents. Pour y retrouver les centaines de milliers de réfugiés qui campaient là ou dans les jardins publics.

A 22 h 05 les bombes éclairantes vertes s’allumèrent au bout de parachutes pour baliser la zone à bombarder. Les premières bombes explosives tombèrent vers 22 h 15. Elles visaient à briser les vitres et à arracher les toits pour rendre la ville complètement combustible. A 23 h 20, la première attaque était terminée.

J’étais dans la cour du camp où j’avais abouti après mon échappée de Pologne vers le début de février 1945. Tout de suite, la ville prit feu sur une grande étendue. On y voyait plus clair qu’en plein jour. Les flammes montaient et semblaient courir comme un véritable fleuve. J’ai eu la certitude que ma dernière heure était arrivée, que jamais je ne reverrai mon pays. C’était l’apocalypse. Fallait-il se cacher, fuir à toutes jambes ? Ce bombardement parût durer des heures mais nous étions incapables de réagir.

Des rues du centre, le fleuve de feu coulait vers l’Elbe en creusant un lit à travers les routes les plus courtes. Après deux heures d’incendie, une immense colonne de fumée se forma au-dessus de la ville. Les zones d’embrasement de la vieille cité atteignaient une chaleur de 800 à 1.000 degré. On ne pourrait d’ailleurs plus y accéder avant... plusieurs semaines. Tous ceux qui approchaient de ce typhon de feu à moins de 100 m étaient aspirés et entraînés comme des fétus de paille.

Vers 1 h 30 du matin, le 14 février, apparut la deuxième vague de bombardiers de la RAF. Les premiers pilotes eurent toutes les peines du monde à repérer leurs objectifs au milieu de cette ville en flammes. Les rues étaient dessinées en lignes de feu que l’on voyait jusqu’à des milliers de mètres d’altitude. Le brasier de la ville en feu, reflété dans le ciel, était visible à plus de 200 à 300 km. Des bombes incendiaires, au phosphore et au napalm, furent lancées par milliers, au total, quelques 650.000 bombes incendiaires.
Afin de parfaire l’action, il avait été décidé que l’US Air Force lancerait à son tour sur Dresde 1.250 bombardiers et chasseurs. Les premières bombes tombèrent sur la ville vers 12 h 10. A 12 h 25, tout était terminé avec 700 à 800 tonnes de bombes. Pour assurer la protection des bombardiers qui prenaient la route du retour, trois groupes de chasseurs s’acharnèrent, à défaut de rencontrer la chasse ennemie, à mitrailler les rives de l’Elbe où s’étaient rassemblés les rescapés de la nuit précédente et notamment les réfugiés qui se croyaient enfin en sécurité au bord du fleuve.

Le centre historique était anéanti. Le fameux Zwinger, ensemble baroque, avec ses galeries de peinture et ses collections de porcelaine, incendié. Le palais, le château des Rois de Saxe, l’Opéra Semper, effondrés et brûlés. La coupole de la Frauenkirche s’était écroulée. L’Eglise Sainte-Sophie n’avait plus qu’une tour. Le Beffroi réduit à son armature d’acier brandissait encore le personnage qui, à son sommet, saluait la ville en ruines. En quinze heures, les richesses de cinq siècles avaient été réduites en un amas de cendres et de ruines.

Nous savions qu’il y avait des dizaines de milliers de travailleurs et de prisonniers de guerre à Dresde. Nous, 50 à 60 belges et français, avons été réquisitionnés pour aider au déblaiement des ruines. Lorsque nous sommes arrivés sur place, nous nous sommes trouvés devant un spectacle hallucinant. Nous nous sommes déployés sur les berges très larges de l’Elbe, et de là jusqu’à la gare, on ne voyait que des ruines calcinées et fumantes sur plus de 2 km. Sur place, j’ai constaté que le bombardement avait visé les civils plus que certains points stratégiques car le pont du chemin de fer qui traversait l’Elbe n’était même pas touché. La gare centrale avait été atteinte mais le trafic ferroviaire reprit trois jours après le bombardement. Sur les rives de l’Elbe embrasées par le feu, les survivants nous racontaient leur odyssée. Leurs efforts surhumains pour échapper au feu. Et puis, comment les avions les avaient mitraillés sur les berges du fleuve où ils se croyaient sauvés. Sur les rives, on voyait traîner les cadavres de ceux qui avaient sautés dans l’eau avec leurs vêtements en feu mais brûlant toujours. Le feu ne s’arrêtait pas au bord de l’Elbe. Il entrait dans l’eau qui longtemps continua à brûler. J’ai été frappé par le fait que les maisons s’étaient consumées par l’intérieur. Trace évidente d’une matière chimique proche du napalm. Certes, l’asphalte des rues avait fondu et coulait avec le fleuve de feu mais, je crois, que cela n’aurait pas produit de tels effets. Dans les rues, les cadavres étaient nus, les vêtements ayant été consumés par ce produit chimique, les chairs rouges et gonflées. D’ailleurs, quand nous avons commencé à ramasser les cadavres, et nous allions le faire pendant une semaine pour les jeter dans les camions à ordures, nous avons été stupéfaits de constater que beaucoup de ceux-ci étaient réduits à l’état de poupées. Ces camions de voirie allaient déverser ces monceaux de cadavres dans des fosses communes ouvertes dans les forêts au nord de la Ville.

Il se révéla très vite impossible d’inhumer méthodiquement tous les morts. Il fut décidé de les rassembler sur l’Altmark (le vieux marché) où on les empila entre des couches de paille. Puis on y mit le feu. On en incinéra de cette manière environ 65 à 75.000. Près de 60 à 70% n’avaient pu être identifiés. D’ailleurs, plus de 10.000 victimes gisaient dans les décombres inextricables autour de l’Altmark.
Il est certain que si le bombardement avait eu pour but de semer la panique, celui-ci était atteint.

Le mot de la fin paraît appartenir à Gerhardt Hauptmann, grand poète silésien, alors âgé de 85 ans et en traitement dans un sanatorium, sur les hauteurs de l’Elbe, près de Dresde. Il vit de sa fenêtre la belle cité disparaître dans une mer de flammes et, des jours durant, la colonne de fumée s’enrouler autour de la Frauenkirch.
Des réfugiés allaient et venaient autour du sanatorium. Ces pauvres gens paraissaient frappés d’épouvante. Ils ne pleuraient pas, ne parlaient pas, marchaient droit devant eux sans rien voir, ni rien regarder. Leurs vêtements, portés depuis des jours sans sommeil offraient des traces d’incendie et de bousculade.
Le vieux poète traça sur le papier ses impressions qui n’appellent aucun commentaire :
« Celui qui a perdu l’habitude de pleurer l’a réapprise lors de la destruction de Dresde . J’ai vécu cette catastrophe, comme un Sodome et Gomorrhe, dans les enfers créés par les avions anglais et américains. Vécu, me rappelle que je suis encore vivant par miracle. Je suis à l’issue de ma vie et j’envie tous ceux à qui cette expérience a été épargnée. Je pleure. Un mot dont les plus grands héros de l’Antiquité, Périclès et d’autres, n’ont pas eu honte. Les flots de paroles et de musique qui partaient de Dresde depuis des siècles, l’Angleterre et l’Amérique les connaissaient. Comment ont-elles pu l’oublier ?
A quatre-vingt cinq ans, je suis devant Dieu avec ma prière : qu’Il veuille bien aimer les hommes pour leur Bien, plus que jamais. »

4 commentaires Répondre

  • Vandevelde Rudi Répondre

    Bonjour,
    je viens de lire votre article concernant le bombardement de Dresde ; mon père y était également ; il s’agit de Raoul Vandevelde de Wervik Belgique - il est décédé en 1994 - peut être l’avez-vous connu. Rudi Vandevelde. Merci de me répondre et salutations.

  • Thérèse Répondre

    Il faudrait plus de témoignages comme celui-ci.
    Il faut faire prendre conscience à ceux qui n’ont pas vécu des évènements similaires de ce que c’est.
    Moi même, je ne l’ai pas vécu étant née à la fin de la guerre mais étant élevée par mes grands-parents, j’ai beaucoup entendu parler des horreurs de la guerre.

  • clodomir Répondre

    Dresde n’était pas un objectif militaire ; il s’agit donc bien d’un bombardement "terroriste".
    J’ai entendu dire qu’il avait été condamné explicitement et publiquement à l’époque par l’archevêque de Canterbury. Sais-tu quelque chose à ce sujet ?
    A la lumière de ce que tu écris, la notion de "guerre juste" (ou chirurgicale) prend un sacré coup dans l’aile !

  • Jean Nicaise Répondre

    Quand, en 1944, nous entendions les bombardiers alliés passer au-dessus de nos têtes en route pour l’Allemagne, nous nous réjouissions : « C’est à eux maintenant de connaître les horreurs de la guerre qu’ils ont déclenchée », disions-nous en pensant notamment à Londres. Aujourd’hui, j’ai honte de ces pensées. Nombre de bombardements n’ont en rien accéléré la fin du conflit mais ont tué des milliers de femmes et d’enfants innocents. Celui de Dresde, inutile, cet « œil pour œil, dent pour dent » a démontré que toutes les guerres mènent les plus civilisés à la barbarie. Voir aujourd’hui la cruauté bestiale de certains soldats américains en Iraq.

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