La Belgique est libérée de l’occupant dès l’été, mais, contre toute attente, les Allemands font une percée et réoccupent le Luxembourg et une partie de la Belgique. C’est l’offensive von Rundstedt. La petite ville de Bastogne est encerclée ; les Américains qui y sont cantonnés se retrouvent pris au piège et, sous le commandement du Général Mc Auliffe, résistent.

Mon père est toujours prisonnier politique en Allemagne. Ma mère, mon frère, mes sœurs ainsi qu’une trentaine de personnes réfugiées chez nous, nous retrouvons en pleines lignes allemandes dans le petit village d’Assenois à environ six kilomètres au sud de Bastogne.

C’est le 24 décembre 1944. Maman s’aperçoit que les Allemands nous volent toutes nos poules. Vite, elle envoie deux gamins tordre le cou à trois gros coqs. Ces volatiles, plumés et parés, voyagent toute la nuit de cachette en cachette de peur que les « verts de gris »* qui fouillent les maisons en quête de victuailles ne mettent la main dessus. Il n’est pas dit que nous n’aurons pas notre festin. Demain, c’est Noël ...

25 décembre : Maman, aidée de l’efficace Augusta, cuit le pain et les trois fameux coqs. La bataille fait rage. Vers le milieu de la journée, les Allemands se réfugient dans la cave. Les caves du nord, mieux protégées, servent d’abris aux soldats, les civils sont refoulés dans les caves de devant. C’est alors que brusquement Maman nous charge d’un pain, d’une couverture et nous pousse dehors. Nous, les quatre enfants, ne comprenons rien : pourquoi quitter la protection de la cave et nous retrouver dehors, dans la neige, le froid et surtout la bataille ?

En réalité, et par quel hasard, ma mère a entendu un officier allemand donner ordre de débarrasser de ses pommes de terre une des caves du nord. Or, quelques jours auparavant, sachant le retour probable des Allemands, ma mère y a caché les armes de son mari sous le tas de patates. Ce ne sont que des armes de chasse, mais peu importe, par les temps qui courent et la nervosité des Allemands, cela suffirait pour vous coller au mur. Le mieux est donc de quitter la maison au plus vite.

Nous rejoignons la cave aux choux du potager. Malheureusement, là aussi il y a des Allemands. Maman décide d’aller nous abriter « aux fosses de Sabe ». Cette jeune sapinière a caché quelques mois plus tôt un groupe de maquisards qui a levé le camp lors de l’arrestation de leur chef et de mon père. Bien que la toiture et les parois de la cabane aient été enlevées, ne laissant ici et là que des trous, on s’y sent bien. Ne plus respirer cette atmosphère de cave, échapper à la menace des Allemands de plus en plus agressifs, apercevoir le ciel... Quel bonheur !

Maman nous fait remarquer que nous n’avons pas un mais des arbres de Noël cette année : les épicéas qui nous entourent sont couverts de givre et scintillent. Bientôt de nouveaux arrivants nous rejoignent. Les Allemands prennent toutes les caves et boutent les civils dehors. Augusta et ses quatre fils sont suivis de toute la troupe de la cave du potager. Ces nouveaux venus apportent heureusement nombre de peaux de moutons, couvertures et autres courtepointes, sans lesquelles nous mourrions sans doute de froid. Le menu du dîner consiste en pain frais et, comme dessert, de la neige bien glacée. Toute la nuit, les obus sifflent au-dessus de nos têtes, il y a un beau clair de lune, le ciel est superbe, mais il fait un froid de canard.

Tout près de notre bois se trouvent de grosses pièces d’artillerie allemande. Les coups de départ secouent le sol. C’est un gros choc. Les obus passent juste au-dessus de nous avec un bruit de soie qu’on déchire. Ça sent la poudre. Mais le plus dangereux, c’est que les Américains, encerclés dans Bastogne, ripostent et cherchent à atteindre ces pièces ennemies. Leurs obus tombent tout autour de nous. Il y a des éclats si près que la terre rejaillit sur nous.

Mardi 26 décembre. Le jour se lève, glacial et lumineux. Il fait calme. Ma sœur Françoise et un jeune garçon vont jusqu’à la source toute proche chercher de l’eau. À leur retour, le garçon tombe inconscient et Françoise pleure de froid. Deux autres jeunes, Ghislaine et Narcisse, retournent au village pour traire leurs vaches : ils prennent de fameux risques, mais ils rapportent du lait et du café (en fait, du malt) bien chaud.

Cette fois, le temps clair aidant, l’aviation américaine entre en jeu : ils lancent des bombes incendiaires, au phosphore, sur le village. Plusieurs fermes brûlent. Nous sortons de nos trous pour nous dégourdir les jambes, mais voici que de petits avions piquent sur nous et rasent la sapinière en mitraillant. Maman nous crie : « Plaquez-vous contre les parois ! »... C’est un crépitement infernal, la neige, la terre sautent en l’air, de petites branches nous tombent dessus, les troncs d’arbre sont lacérés... Enfin, après trois passages, les avions s’éloignent. Maman fait l’appel : nous sommes tous indemnes, notre groupe compte pourtant vingt-six personnes dont dix-sept enfants, le plus jeune a sept mois !

Chacun s’interroge : pourquoi ces mitraillages ? Moi, dit l’un, j’ai fait un petit feu pour chauffer le lait du bébé, mais qu’est-ce qu’un mince filet de fumée au milieu de tous ces incendies et éclatements d’obus ? Moi, dit l’autre, j’ai mis à sécher les langes du petit sur un sapin, mais qu’est-ce qu’un peu de blanc au milieu d’une campagne enneigée ? Il doit y avoir une autre raison, mais laquelle ? La réponse ne tarde pas à venir : soudain, au-dessus de nos têtes apparaissent de grosses formations d’avions, très gros cette fois... On a tous le nez en l’air. Des trappes s’ouvrent desquelles s’échappent des objets oblongs : des bombes ? Non, cela s’ouvre, se déploie et voilà qu’une magnifique envolée de parachutes de toutes les couleurs s’abat sur notre sapinière.

Quel spectacle ! C’est féerique. Nous sommes tous pris d’une joie incroyable. En réalité, les Américains ont mitraillé la région afin de la vider des Allemands pour ensuite parachuter des vivres, des munitions et des médicaments. L’infanterie n’est donc pas loin. En attendant, nous soupons joyeusement avec les rations « K » : biscuits, corned beef, fromage et chocolat. Les fumeurs terminent le repas avec une merveilleuse cigarette.

Réconfortés, nous nous installons pour la nuit. Malgré les couvertures et autres courtepointes, je grelotte et dors mal. C’est ainsi que je me souviens de cette terrible nuit. On se bat aux fusils dans tout le bois. Les balles traçantes passent rougeoyantes au-dessus de nos têtes. Le canon tonne. On entend le bruit étrange des tanks tout près et aussi les hurlements des blessés. De temps en temps, une torche électrique nous éblouit : parfois ce sont des Américains, parfois des Allemands. Ils n’ont rien à faire de ces civils.

Mercredi 27. Ghislaine et Narcisse repartent traire leurs vaches avec le même courage. Ils reviennent porteurs d’une bonne nouvelle. Il n’y a plus d’Allemands dans le village. Ils ont abandonné chevaux et fusils. Maman prend la décision de rentrer à la maison.

Le trajet est vraiment dangereux, nous progressons en file indienne, drapés dans nos couvertures, nous aplatissant au sol quand ça tire trop près. Les obus éclatent partout. Les balles sifflent. On s’en moque : il n’y a plus de boches et on rentre à la maison.

3 commentaires Répondre

  • clodomir Répondre

    terrible souvenir ; à l’époque, j’habitais à Esneux ; les Allemands ne sont pas arrivés jusque là mais on voyait les Américains qui refluaient et on craignait le pire.

  • Répondre

    Est-ce vous qui êtes l’auteur de la famille "Liquidembar" ?
    francoise.peemans diplobel.fed.be

  • Mario Répondre

    Merci

    Du vécu, du plaisir à lire ; c’est du "direct" avec des émotions à fleur de peau. Je n’étais pas né mais votre récit est tellement "réel" que je l’imagine. Il pourrait servir de base à un scénario.
    Encore merci

    Mario

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