L’auteur de ce texte a été recruté à Paris, en avril 1958, pour travailler dans une société pétrolière active dans la découverte et l’exploitation des ressources pétrolières au Sahara. Basé à Alger, il y a vécu d’avril 58 à avril 62 la plupart des évènements dramatiques qui ont conduit à l’indépendance de l’Algérie. Il décrit dans ce texte ses trois dernières semaines dans l’Algérie encore française, alors que le gouvernement français du général de Gaulle vient de signer avec les représentants du gouvernement provisoire algérien les « Accords d’Evian » accordant l’indépendance à l’Algérie et qui ont été suivis de la fuite immédiate de la population européenne.
A cette même période, les pourparlers entre le gouvernement et le FLN avaient abouti à la signature des Accords d’Evian le18 mars 1962 suivie d’un cessez le feu dès le lendemain. L’indépendance de l’Algérie était fixée au 1°juillet ce qui signifiait que l’Algérie française était finie.
Ces accords mirent Alger en fureur. L’armée française fût déclarée « armée d’occupation » par l’OAS (Organisation Armée Secrète). Bab el Oued, le quartier populaire du bas de la ville se souleva. Le 23 mars ses habitants attaquèrent un véhicule de l’armée et tuèrent des soldats du contingent. C’était l’attaque de trop. La riposte militaire fut immédiate et brutale. Des blindés investirent Bab el Oued en tirant sur tout ce qui bougeait pendant que des avions mitraillaient les combattants de l’OAS sur les terrasses et les toits. Le blocus dura 6 jours pendant lesquels tous les logements furent fouillés avec la brutalité bien connue des gendarmes.
L’émotion était énorme à Alger.
C’est justement en plein dans cette période, le 24 mars, que je suis arrivé, sans ma famille, à l’aéroport de Maison-Blanche. J’avais pris le dernier avion en partance de Paris. Après mon départ tous les vols civils ainsi que les liaisons maritimes et les communications téléphoniques entre la France et l’Algérie ont été supprimés. L’Algérie était désormais considérée comme une pestiférée dont il fallait se garder.
Comme il y avait grève générale pour protester contre la répression de l’armée, l’aéroport était vide et j’ai eu beaucoup de mal à trouver un taxi. Le conducteur n’a pas voulu me conduire jusque chez moi. Il considérait mon adresse comme trop dangereuse car les musulmans commençaient eux aussi à bouger. Aussi j’ai du faire un bout de chemin à pied pour arriver à mon immeuble. Mon quartier était sinistre, sale et comme abandonné. La très rapide dégradation de la situation était visible. Comme les éboueurs ne passaient plus, les habitants brûlaient leurs ordures devant chez eux ; une fumée grasse et puante s’infiltrait partout et créait un sentiment de désastre. Tout en remuant avec un bâton mes ordures pour moi aussi les brûler j’ai parlé avec mes voisins qui étaient complètement démoralisés. Ils n’osaient pas trop me parler car je n’étais pas des leurs. J’étais un métropolitain, donc à leurs yeux, susceptible de les dénoncer à la gendarmerie. De même je ne pouvais pas leur parler librement et dire ce que je pensais de l’OAS. J’aurais risqué un plastiquage ou pire encore.
Le soir, à la nuit tombée j’étais assis, détendu, sur ma terrasse lorsque j’ai entendu des mitraillages dans la ville et ai vu passer dans le ciel noir des balles traçantes, sans éprouver de craintes car c’était un spectacle classique. Peu après j’ai eu l’explication du tintamarre en écoutant un reportage sonore d’ Europe 1 sur l’attaque par l’OAS d’une jeep de la gendarmerie sous le tunnel des Facultés dans lequel le bruit des tirs résonnait particulièrement fort. L’ennui est qu’en mème temps à Paris, mes parents, ma femme et mon frère, rentré de la guerre, écoutaient avidement toutes les informations sur l’Algérie données par Europe1. Devant la violence du reportage ma femme se mit à sangloter car elle connaissait bien les lieux et m’y imaginait, Claude excédé par tous ses souvenirs ne voulait plus rien écouter et mon père tentait de s’excuser auprès de sa belle-fille italienne pour les horreurs françaises.
Le 26 mars, je travaillais au bureau lorsque une manifestation de soutien aux habitants de Bab el Oued organisée par l’OAS pour le début de l’après midi a vidé le bâtiment. Je me suis aussi rendu au centre ville et j’y ai vu quelques centaines de manifestants, hommes, femmes et enfants réunis pour une manifestation apparemment pacifique mais qui venait d’être interdite par la préfecture de Police. Je suis rentré chez moi car il n’était pas question que je suive les mots d’ordre de l’OAS.
Le cortège, malgré l’interdiction, s’est mis en route depuis la Grande Poste pour passer rue d’Isly en direction de Bab el Oued. A l’entrée de la rue les autorités avaient placé un barrage, non pas des CRS habitués à réprimer à la matraque ce genre de manifestation mais, erreur ou manipulation criminelle, des tirailleurs musulmans venant du bled commandés par un sous lieutenant kabyle. Il avait comme instruction simpliste de tirer si le cortège voulait passer. Le cortège a voulu passer et la troupe a tiré sans états d’âme. Au bout de 10 minutes il y avait déjà 62 morts et 200 blessés sur le sol lorsque le sous lieutenant a pu obtenir le cessez le feu de ses hommes. La radio Europe 1 a retransmis par après un enregistrement terrible où on pouvait entendre au milieu des tirs, des manifestants crier désespérément au sous lieutenant « halte au feu ! halte au feu ! » sans succès. C’était terrifiant.
http://www.cerclealgerianiste-lyon.org/audio/isly.wav
http://www.cerclealgerianiste-lyon.org/26mars62.html
Le lendemain je suis allé sur les lieux de la tuerie. Tout était silencieux, figé dans la stupeur et la douleur. Une fois de plus des mares de sang sur les marches de la poste, sur les murs, dans les vitrines fracassées, dans les entrées de magasin témoignaient de la panique et du massacre.
Ce fût un choc immense pour tous les européens. Ils comprirent alors qu’ils n’étaient plus protégés ni par l’armée ni par l’OAS et que la seule solution qui leur restait était le départ, la fuite immédiate.
Le travail était devenu très difficile dans ma société de services pétroliers. Les ouvriers musulmans ne venaient plus de peur de se faire tuer dans la rue et plusieurs collaborateurs avaient disparu sans prévenir pour éviter des sanctions de l’OAS. Le couvre feu avait été fixé à 20h et je passais souvent la nuit chez des amis faute de temps pour rentrer chez moi. Le 7 avril 62 arriva enfin une bonne nouvelle, le bureau d’Alger fermait et j’étais muté provisoirement à Paris pour continuer mon travail.
Entre temps, le gouvernement avait pris en mains l’évacuation de la population vers la métropole. Les bateaux et les avions ont commencé à transporter des centaines de milliers de voyageurs sans bagages vers un pays où beaucoup n’avaient pas d’attaches et où ils ont été souvent mal reçus.
Mon départ était fixé au 10 avril et ma première escale était sur le champ pétrolier d’Hassi-Messaoud au Sahara pour mon travail.
La veille au soir, ma dernière nuit à Alger, j’ai rempli une caisse de tous les objets que je voulais faire partir ultérieurement, le reste étant en principe abandonné. Ce fût un choix cornélien. Quelles étaient les choses importantes pour moi, pour ma famille, pourquoi privilégier l’une et pas l’autre ? Cela m’a perturbé. J’ai eu le sentiment de trahir de bons serviteurs en les abandonnant.
Je me suis réveillé à l’aube du 10 car je devais conduire à l’aéroport un collègue pour un avion matinal. Tout en me levant, j’ai entendu des bruits étouffés à l’extérieur. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu que l’immeuble était cerné discrètement par la gendarmerie qui s’apprêtait à une fouille et à des interpellations. Bêtement, j’ai photographié le dispositif militaire. J’ai été vu. Peu après, des coups redoublés ont résonné à ma porte, j’ai ouvert et 6 à 7 gendarmes se sont précipités chez moi, armes à la main. Le gradé s’est saisi de mon appareil photo et a arraché la pellicule pendant que les gendarmes se livraient à une fouille minutieuse. Ils n’ont rien trouvé de suspect et sont partis en m’emmenant, un canon de fusil dans les reins. Ils m’ont laissé sous bonne garde dans le hall de l’immeuble où m’a rejoint un voisin arrêté très étonné de voir que moi aussi je devais appartenir à l’OAS. Plus tard, j’ai été conduit à un officier pour interrogatoire. Cela aurait pu être un moment anxiogène pour moi car s’il m’avait fait transférer à la gendarmerie j’y aurais probablement passé un mauvais moment et ce n’était pas de chance à quelques heures de mon départ d’Alger. Mais je me souviens être resté parfaitement calme, plutôt curieux de la suite des opérations dans un domaine auquel jusque là j’avais échappé : arrestation, menottes, interrogatoires musclés, emprisonnement. L’officier s’est finalement rendu compte qu’il y avait méprise et m’a laissé partir tout en m’engueulant pour avoir pris des photos.
En arrivant à l’aéroport, j’ai remonté de longues files de gens qui patientaient pour prendre un avion pour la métropole. Encadrés par la gendarmerie ils avaient laissé tous leurs biens derrière eux et emportaient peu de bagages. Beaucoup venus en voiture l’avaient abandonnée sur le bord de la route. C’était une fin pitoyable et douloureuse pour tous ces gens qui se croyaient, il y a peu encore, les maîtres chez eux. C’était aussi immérité pour la plupart d’entre eux qui avait travaillé dur dans ce pays, souvent depuis des générations. Mais trompés par leur passion et leurs émotions ils avaient été incapables de comprendre qu’il n’était plus possible à un million d’européens de soumettre par la force une population musulmane dix fois plus nombreuse et, qui plus est, demeurant sur sa terre ancestrale. Ils avaient été trahis par les promesses insensées de leurs leaders et manipulés par l’OAS. Cette dernière, par son radicalisme haineux avait empêché que la période de transition et de collaboration avec les algériens prévue par les Accords d’Evian soit mise en œuvre. Un beau gâchis qu’ils payaient cash !
Par rapport à tous ces malheureux je me sentais incroyablement privilégié.
Mon premier privilège était de pouvoir atteindre les pistes sans faire la queue pendant des heures ou des jours puisque j’étais un des rares à aller vers le sud.
Le deuxième était que si je partais effaré par le désastre dont j’étais témoin je vivais quand même dans une certaine légèreté puisque je quittais une situation devenue infernale pour rentrer dans mon pays retrouver ma femme et ma fille en n’abandonnant que de maigres biens matériels. De plus j’avais des perspectives favorables pour mon avenir professionnel ce qui n’était pas le cas de ceux qui s’enfuyaient maintenant.
Dans l’avion j’ai commencé à faire le bilan de mes années d’Algérie. Cela faisait 4 ans presque jour pour jour que j’arrivais à Alger, le 20 avril 1958, avec une seule valise. J’étais alors seul et en plein inconnu. Ce furent quatre années denses au cours desquelles j’avais beaucoup appris. Ce furent des années périlleuses que j’avais traversées sans la moindre anicroche alors qu’une balle, un plastiquage, un accident auraient pu facilement mettre fin à mon parcours et les occasions de danger n’avaient pas manqué ! Ce furent des années passionnantes : découvrir Alger, le Sahara, le monde du pétrole et celui de la guerre. Créer des liens avec mes amis soldats, avec les familles d’officier, avec mon milieu professionnel, le monde du pétrole, créer et exercer dans ma société les fonctions de chef des services administratifs. Surtout c’était pendant cette période que j’avais rencontré ma future femme, que nous avions peu à peu fait connaissance par nos lettres, que notre amour s’était imposé à nous et que rien n’avait pu nous empêcher de vivre ensemble en Algérie dans un pays déchiré par la guerre, d’y avoir une petite fille qui comblait notre cœur.
Toute ma présence dans ce pays avait été colorée passionnément par le conflit, la présence militaire, les soulèvements et les barricades, la forte présence de de Gaulle, les tirs, les explosions, le sang, l’angoisse et l’espoir. Il n’y avait pas eu un jour sans que cette guerre malgré ses déchirements et ses horreurs ne donne de l’intensité à ma vie quotidienne ; si j’avais vécu une vie plus classique en France, j’aurais certainement vécu moins fort. Et puis j’avais le sentiment que j’avais été au cœur d’une grande et difficile aventure nationale dans laquelle ma génération avait été durement mise à contribution. Ni héros, ni planqué, j’avais pu y jouer moi aussi ma petite partition et cela me reliait à ma nation. Cette idée me satisfaisait.
Avais-je été protégé ou était-ce la chance, ma bonne étoile ? Quelle avait été ma part dans ce qui finalement avait été un succès ? Ces questions sont sans réponses.
Quand je suis parti définitivement d’Hassi Messaoud pour Paris, j’ai pu voir en décollant une jeune européenne qui promenait son bébé sous des palmiers. Cette image m’a surpris et réjoui. La première fois que j’y étais venu, Hassi Messaoud était un désert de sable actif et bourdonnant de gros engins où les femmes étaient exclues. Quatre ans après une oasis avait poussé grâce au pompage de l’eau souterraine, le pétrole et le gaz sortaient à flots des forages et des mamans pouvaient s’y promener paisiblement. C’était un bien beau cadeau que la France, par les Accords d’Evian, laissait à son ex colonie !
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Si vous voulez vous initier au podcasting, La radio suisse romande propose à télécharger 5 x 50 minutes de l’émission "Histoire vivante" sur ce sujet... Vraiment intéressant !