Elle s’appelait Madame Topart, elle devait avoir entre 75 et 80 ans. Moi, j’en avais 5 ou 6, je ne me souviens plus exactement. Je sais seulement qu’aujourd’hui, alors que moi-même j’approche de mes 70 ans, son souvenir est encore bien vivant dans ma mémoire et mon cœur.
Nous habitions, elle comme moi, le même immeuble bourgeois du 15ème arrondissement de Paris. Je vivais avec mes parents, dans un grand appartement confortable. Elle, logeait à l’étage au-dessus, dans une chambre de bonne. Son domaine, une petite pièce de quatre mètres sur trois, avec une fenêtre donnant sur la cour intérieure de l’immeuble, n’avait ni eau, ni sanitaires ni chauffage. Il fallait sortir sur le palier, partagé par les sept autres locataires, pour accéder à un w.c. à la turque et un point d’eau. Un petit poêle à charbon était connecté à une cheminée.
Dans quelles circonstances avons-nous lié amitié, elle, la vieille dame, et moi, la petite fille ? Probablement au magasin de « plats préparés » de mes parents où elle venait sans doute aider à la cuisine, se chauffer et déjeuner pendant la matinée.
Ce dont je me souviens très bien, c’est qu’elle exerçait sur moi une véritable fascination.
Chaque fin de journée, lorsque je rentrais de l’école après le goûter et mes devoirs, je demandais à ma grand-mère pour monter chez Madame Topart. Elle m’accueillait toujours avec un grand sourire et avait visiblement plaisir à me voir. Elle n’avait plus de famille, son mari et son fils étaient morts à la guerre de 14. Je suppose que j’étais, dans sa solitude, un rayon de soleil. Lorsque j’arrivais chez elle, il y avait toujours, sur la petite table de bois blanc qui lui servait de table à déjeuner, une surprise pour moi. Un jour c’était un biscuit, un autre jour deux ou trois caramels, ou encore une belle pomme bien rouge lorsqu’elle pouvait s’en procurer. Ces petites douceurs avaient une saveur incomparable et je les dégustais, ces merveilles, avec délice.
Quelquefois elle me demandait de descendre chez l’épicier pour faire une course. Cette responsabilité m’enchantait. Lorsque je remontais, nous bavardions : elle me demandait ce que j’avais fait à l’école, si ma journée avait été bonne, à quoi j’avais joué à la récréation avec mes amies. Moi, je lui confiais tous mes petits secrets, mes joies mais aussi mes peines, mes disputes avec les copines, la maîtresse qui m’avait punie injustement, ma sœur qui avait mangé ma ration de chocolat que l’on obtenait, une fois par mois, en échange de tickets J2 ou J3 (junior 2 ou junior 3). Je lui racontais combien j’avais peur le soir de m’endormir seule dans la chambre noire au fond du couloir de notre appartement ; je n’y parvenais que lorsque ma sœur venait m’y rejoindre. Elle m’écoutait toujours avec beaucoup d’attention et trouvait le mot juste pour me réconforter ou me faire réfléchir.
J’aimais qu’elle me raconte des histoires de sa jeunesse. A l’âge de 16 ans, elle était entrée comme ouvrière chez Citroën. Elle y était restée 40 ans. A son époque, les semaines de travail avaient plus de 60 heures et le travail du dimanche existait toujours. Les congés payés, « ça n’existait pas de mon temps » me disait-elle. « On travaillait toute l’année sans s’arrêter. » Pour ce labeur et les loyaux services rendus chez Citroën, on lui avait remis une jolie médaille dorée dans un écrin de velours rouge, la médaille du travail. Elle était exposée sur la cheminée entre la photo de son mari et celle de son fils. La prendre en main pour l’admirer était un grand privilège. Sa toute petite retraite lui suffisait à peine pour survivre, surtout en ces temps de guerre.
Comment imaginer qu’elle avait été jeune, coquette, heureuse malgré les difficultés. Le bal de quartier du samedi soir avec des copines, l’orchestre musette qui l’enchantait, surtout l’accordéoniste, un beau garçon brun, qui semblait ne jouer que pour elle… Il était devenu son mari, c’était un homme très gentil. Elle me parlait de la naissance de son fils et de toutes les difficultés pour l’élever en travaillant et avec si peu d’argent… Les crèches communales n’existaient pas, les nourrices étaient chères et pas toujours gentilles. Sa fatigue était immense mais elle était heureuse, sa vie semblait claire et limpide, jusqu’à la guerre où elle avait tout perdu… Son regard se tournait vers la cheminée, vers les deux photos de ses chéris et je voyais une larme dans ses yeux… Je me souviens combien cela me touchait et me fascinait. Je m’approchais d’elle et lui donnais un gros baiser sur sa joue ridée.
Certains soirs, je m’attardais chez elle et si ma grand-mère ne martelait pas le plafond de sa chambre avec son balai, signal convenu pour me dire de redescendre, Madame Topart me proposait de partager son souper. Oh ! comme j’adorais cela ! Son repas se composait le plus souvent de pommes de terre cuites à l’eau puis assaisonnées en salade avec des oignons coupés fins et, quand elle en trouvait, de petits morceaux de harengs fumés. Aujourd’hui encore, en me souvenant du goût de ces repas partagés avec mon amie, je crois que jamais homard ou caviar n’ont eu pour moi plus tard la même saveur. J’ai gardé de cette époque une véritable passion pour la salade de pommes de terre et de hareng fumé.
Quand Madame Topart est-elle sortie de ma vie ? A son décès dont je n’ai aucun souvenir et que peut-être on m’a caché ?… Lors de mon départ à la fin de la guerre, avec ma grand-mère et ma sœur, dans l’Yonne pour fuir Paris devenu trop dangereux ?... Je ne sais plus. Ce qui est certain c’est que, après plus de 60 ans, le souvenir de cette amie délicieuse demeure extrêmement vif, clair et chargé d’émotions. Ce fut, sans nul doute, la relation humaine qui, après ma famille, a le plus marqué mon enfance.
Rachid...FIJ Répondre
Il n’y a pas d’âge pour créer des liens d’amitié, qu’ils soient brefs ou pour la vie. Seule l’intensité de ce lien peut apporter un enrichissement.
En ce qui me concerne, moi qui ai 35 ans, je connais quelqu’un qui a exactement le double de mon âge et alors que j’ai l’impression d’avoir pris un coup de vieux, cette personne semble ne pas avoir d’âge.