Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Le bâtiment que nous occupions au coin de la rue du Méridien et de la rue de l’Union était dans un état lamentable. J’ai appris un jour que c’avait été l’Ambassade de Russie (toujours l’ex - beau quartier de Saint-Josse). Il y avait une entrée cochère et une cour où ne se garaient plus des calèches mais des voitures et des bâtiments arrière qui avaient dû être rebâtis parce qu’il ne s’agissait plus d’écuries, mais d’un immeuble de bureau, où était installé l’Economat. L’Economat décidant de la répartition des locaux, gardait évidemment pour eux les meilleurs. Nous autres, au Personnel, nous avions droit à la partie avant. Il y avait une entrée qui avait dû être somptueuse, avec quelques marches qui menait à un vestibule dallé qui lui-même menait à un escalier d’honneur. Les bureaux du premier étage étaient d’anciennes salles de réceptions, aux murs décorés de fresques rococo. Le tout était noirci par d’innombrables années de crasse, avec des affiches et des avis punaisés sur les fresques. Il y avait aussi, comme en France, des tableaux appartenant au patrimoine et placés là par Dieu sait qui et en Dieu sait quelle année. Quatre jeunes gaillards travaillaient ainsi dans un bureau dont un immense mur était occupé par un tableau gigantesque et très sombre représentant un bourreau brandissant la tête coupée du comte d’Egmont (ou celle de de Hornes) vers la foule assemblée sur la Grand Place. Ils avaient supplié les responsables de l’Economat d’enlever cette horreur mais la chose était irréalisable, le tableau était trop lourd et impossible à déplacer. Bien plus tard, lorsque fut procédé au partage entre l’Etat fédéral et les Régions, des biens de l’ancien Etat unitaire, la Région wallonne hérita des meubles de la rue du Méridien. Bien entendu, il ne restait que le fameux tableau indéplaçable et d’immenses bibliothèques en acajou de 3 mètres de haut, indéplaçables également. Tout le reste avait été emporté par le personnel, certains venant même avec une camionnette.

Ma soeur avait connu le même genre de situation lors du déménagement de la Ville de Bruxelles depuis le Palais du Midi (tellement vétuste et mal entretenu que des bâches en plastique étaient tendues au-dessus de la salle des guichets pour empêcher la pluie de l’inonder) pour aller au boulevard Anspach. Certains de ses collègues avaient même démonté les robinets ! Je ne sais pas comment on aurait pu s’attendre à une autre attitude de la part de fonctionnaires que tout le monde méprisait, depuis le public jusqu’aux responsables politiques.

Pour en revenir où j’en étais, c’est-à-dire aux conditions de vie des fonctionnaires et particulièrement de la différence entre ce que l’Etat exigeait des patrons du privé et négligeait entièrement pour ses propres agents, je vous raconte un épisode fort prosaïque. Il y avait deux étages à la rue du Méridien et chaque étage avait des toilettes (encore heureux !). Ces toilettes étaient mixtes (nous n’étions pas dans “Ally McBeal”, nous étions dans un bâtiment public et personne ne s’était jamais posé de questions). Les portes des WC n’allaient pas jusqu’en bas, il s’en fallait de trente cm au moins. Nous avions donc droit au premier regard, au pantalon baissé des messieurs et savions qui passait des moments heureux dans les lieux en lisant son journal. Je travaillait au deuxième mais parfois il m’arrivait, lorsque j’avais à faire dans un des bureaux du premier, d’aller aux toilettes à cet endroit-là. Contrairement à celles du deuxième, ces toilettes comportaient une rangée d’urinoirs placés sur mur même de la porte d’entrée. Un jour, je suis entrée, ai trouvé mon directeur, la braguette ouverte et tenant son zizi, en train de se soulager. J’ai dit “Bonjour, Monsieur le Directeur” et me suis précipitée dans un des WC. J’étais furieuse. J’en ai parlé autour de moi, j’ai essayé qu’on réserve les toilettes du premier aux hommes et celles du deuxième aux femmes, on m’a prise pour une excentrique, rien n’a été fait et il a fallu attendre 1984 et le déménagement au Manhattan (bureaux bâtis pour des bureaux et pas spécialement pour l’Etat) pour que nous ayons des toilettes distinctes.

Je savais par ailleurs, puisque mon mari travaillait dans le privé, que n’importe quelle firme qui occupait des employés devait leur procurer un endroit distinct des bureaux, où ils pouvaient manger à midi. Dans la firme où mon mari travaillait, il y avait un petit local, pourvu d’un frigo et d’un mini-réchaud, d’un évier, d’une table et de chaises. Et pourtant il n’y avait que deux employés ! Chez nous, au Ministère, il n’y avait rien et nous mangions nos tartines in situ, en étalant notre essuie (fourni par l’Etat, il comportait d’ailleurs une bande tissée spécifiant “Etat belge - Belgische Staat). En entrant en service, outre un verre (que nous devions aller laver aux toilettes à l’eau froide, même quarante ans plus tard, au Manhattan et au WTC, il n’y avait pas d’eau chaude aux toilettes, luxe inutile pour de bêtes fonctionnaires), nous recevions ce fameux essuie qui était relevé chaque semaine par l’huissier et remplacé par un propre. Bien entendu, on les usait jusqu’à la corde et parfois on pouvait voir au travers. Pendant quinze ans je ne me suis pas préoccupée de la question, puisque je rentrais à midi au Centre Rogier. Beaucoup parmi mes collègues allaient manger d’abord au mess des Comptes Chèques, à la place Madou et plus tard au mess du Ministère des Finances, rue des Palais. Le temps passant, les heures de service étaient de plus en plus surveillées, il fallait signer une liste en indiquant l’heure de chaque entrée et sortie, et de plus en plus de gens hésitaient à aller aussi loin. Moi aussi, habitant Laeken désormais, je restais au bureau pour manger à midi. Je savais que des collègues, dont le bureau se situait rue de Stassart avaient une cafetaria (nous avions des bureaux éparpillés dans tous les coins). J’ai donc demandé au Service Social d’avoir le droit d’aménager une pièce vide au troisième étage de la rue du Méridien, pour y manger à midi. Le Service Social nous a fourni des assiettes et des couverts, des bols à soupe et un percolateur pour le café (mais rien à mettre dedans !). Nous avons aménagé un local en récupérant de vieux meubles qui traînaient dans les greniers, nous nous sommes cotisés pour acheter le tissu de tentures que j’ai cousues, quelqu’un a apporté un vieux frigo et nous faisions la cuisine sur un vieux réchaud installé dans les toilettes ! Nous avions une caisse commune avec laquelle nous achetions du café et autres fournitures. Nous y mangions ensemble à midi, et nous y fêtions les anniversaires et la nouvelle année. Nous n’étions qu’un petit groupe, considéré par tous les autres du service comme des piqués. L’affaire a malheureusement dégénéré. Il y avait plusieurs amateurs de jeux de cartes dans le groupe et nous nous sommes mis à jouer au whist après avoir mangé nos tartines. Moi je rongeais mon frein, j’étais nulle au whist, je perdais tout le temps (c’est quoi l’atout ?) et j’avais envie d’aller continuer mon travail (horreur inavouable !).

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