Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Ma carrière à la banque pris brutalement fin lorsque je reçus un avis de la commune de Saint-Gilles disant que j’étais en ordre utile pour entrer en fonction comme rédacteur. J’allai donc au service du personnel pour dire que je donnais mon préavis et l’air hilare et légèrement grivois du préposé à l’idée que j’allais lui annoncer mon mariage, se transforma en ahurissement lorsque j’annonçai que ne me mariait pas mais que j’allais devenir fonctionnaire. Il n’en revenait pas.

Les quelques mois passés à la commune de Saint-Gilles furent parmi les plus malheureux de ma vie. Pour une fois je me suis révoltée. J’ai dit à mes parents qu’il n’était pas question que je passe ma vie dans cet et que j’allais chercher du travail dans le privé. Ca n’a pas été trop difficile à faire passer. Ils savaient que j’étais dans une réserve de recrutement à l’Etat, où j’avais aussi réussi un examen. Ils avaient déjà casé une fille. En effet ma soeur était entrée à la Ville de Bruxelles directement après le lycée et c’est là qu’elle a rencontré son futur maril. Nous suivions d’ailleurs ensemble ces fameux cours à la Province.

C’était les “Golden sixties”, il y avait du travail autant qu’on en voulait. Mais malgré tout j’ai raté deux possibilités. La première parce que l’employeur potentiel ne voulait entendre parler de quelqu’un qui sortait de l’administration, qui pour lui était une école de fainéantise, et la seconde, malgré des tests brillants qui faisaient l’admiration du recruteur, parce qu’il s’agissait d’être secrétaire d’un groupe d’ingénieurs chez MBLE. Mon père ne voulait pas en entendre parler. Il n’y aurait que des hommes et en plus, les bureaux se trouvaient dans le quartier industriel du côté de la Gare du Midi et ce n’était pas un quartier recommandable. Mon père, de même qu’il était raciste sans le savoir était aussi sexiste sans le savoir. La place d’une femme était à la maison et le travail à l’extérieur n’était pas du tout destiné à devenir une carrière, mais à être une garantie de survie pour la pauvre fille n’ayant pas dégoté de mari. Je crois qu’il a été très surpris de constater que je persistais à travailler, même avec mari et enfants et un jour il m’a même reproché de “prendre la place des hommes”.

Finalement je me suis retrouvée comme secrétaire-sténo-dactylo chez National Cash Registers., (Caisses enregistreuses National) place Madou.

Nous occupions un immeuble place Surlet de Chokier, en face de la place Madou, démoli depuis et à l’emplacement duquel est construit le Cabinet de la Communauté française (celui qui a été rénové pour la Ministre Arena !). La firme y occupait deux ou trois plateaux divisés en bureaux avec des cloisons en verre depuis un mètre du sol jusqu’au plafond. Le Directeur, dont le bureau se trouvait d’ailleurs pile devant la pointeuse, pouvait ainsi surveiller tout ce qui se passait. Comme nous étions une filiale d’une firme américaine, les choses se passaient d’une façon “moderne”. C’était d’ailleurs un contraste saisissant avec l’Administration ! Nous avions un “break” le matin et un l’après-midi, où nous nous retrouvions tous ensemble au même étage pour boire un café (et en même temps répandre et écouter tous les potins).

Mais à part ça il fallait travailler tout le temps (et pas faire semblant). J’étais assise à mon bureau en face de celui de mon chef. J’y prenais son courrier en sténo et puis je me tournais d’un quart de tour sur ma chaise à roulettes pour être face à ma machine à écrire et taper le courrier (du mieux que je pouvais parce que étant une très mauvaise sténo, je n’arrivais pas toujours à me relire. J’avais pris l’habitude, pendant qu’il réfléchissait, d’écrire en clair ce qu’il venait de dire ou alors j’emportais mon carnet chez moi, quand le courrier du jour n’était pas fini, pour vite transcrire ce dont je me souvenais) . Il fallait faire de chaque bête lettre, SEPT copies en papier pelure dont chaque fois une destinée à National Cash Registers, Dayton, Ohio ! (Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien en faire ?) Ces copies étaient réalisées en intercalant du papier carbone entre chaque feuille. Lorsque j’avais fait une faute, il fallait que je place un carton entre l’original et les copies, que je gomme la faute, et puis ainsi de suite sur toutes les copies. Je m’étais dit au bout d’un certain temps, que si je mettais un bon paquet de cartons entre l’original et les copies on ne verrait pas que j’avais gommé (ce qui laissait des traces noires de carbone) et puis qu’il suffisait que je corrige mon original, la nouvelle lettre se superposant à la fautive sur les copies. Malheureusement, mon chef s’en est aperçu (je ne pensais pas qu’il regarderait les copies) et j’ai été priée de renoncer à mon système D.

Plus tard on inventerait le ruban correcteur (en fait on imprimait la lettre fautive en blanc et puis on tapait la bonne, ça n’empêchait de devoir corriger les copies) et encore bien plus tard, le tipp-ex. J’ai connu un jour une fille qui travaillait pour un avocat dont le papier à lettres était crème et les copies roses, et qui faisait fabriquer son tipp-ex de la couleur exacte. Toutes ces choses sont mortes avec l’ordinateur et le traitement de texte. Ce qui est en outre est moribond est l’orthographe. Les dactylos et secrétaires de ma génération devaient écrire sans fautes et même corriger celles qu’elles trouvaient dans les manuscrits à recopier. A ma connaissance et à l’heure actuelle, les traitements de texte ont appris l’orthographe mais pas encore la grammaire et je passe mon temps à relever des horreurs dans les journaux. Il faut dire que maintenant les textes des journalistes passent directement à la photocomposition et qu’il n’y a plus de typographes pour corriger. De toute façon je pense appartenir à la dernière génération qui en fait un fromage !

Il y avait beaucoup de travail et beaucoup de bruit dans ce bureau. Il y avait une énorme machine comptable qui faisait un chahut d’enfer et le téléphone sonnait tout le temps. Toujours dans le style “américain” on ne disait pas bêtement “allô” on prenait le récepteur et on disait “allô, Renders”. J’avais un collègue qui passait ses journées devant un grand bac en métal qui contenait de grandes fiches où étaient répertoriés tous les stocks de machines disponibles. Les représentants lui téléphonaient constamment pour demander si telle ou telle machine était disponible. Il s’appelait Sterckx et disait donc constamment “allô, Sterckx” jusqu’au jour où pris par son boulot, il a dit “allô, Stock”.

Nous vivions à cette époque le début du transfert du “management” américain et les représentants devaient faire un certain chiffre annuel. Ceux qui le dépassaient étaient récompensés par des bonus et ceux qui ne l’atteignaient pas était virés. Je me souviens des adieux humiliants d’un vieux monsieur (il devait avoir cinquante ans, j’imagine) auquel on avait signifié son renvoi.

Les seuls moments un peu plus tranquilles étaient le samedi matin. Nous devions en effet travailler un samedi matin sur deux et je n’avais pas le même que mon chef, pour qu’il y ait quelqu’un au téléphone. Je profitais de ce jour-là pour finir le courrier en retard et il n’était pas ravi de trouver tout ça à relire et à signer le lundi matin ! Nous avions des horaires idiots : deux heures à midi, ce qui me permettait de prendre le tram et de rentrer manger à la maison mais nous terminions à six heures un quart le soir. Je pensais que cette vie de travail exténuante et ces horaires étaient peu compatibles avec une vie de femme mariée, devant faire les courses et le ménage, etc et, lorsque j’appris que j’étais en ordre utile pour entrer à l’Etat où j’avais aussi réussi un examen de rédacteur, je donnai ma démission et me retrouvai une fois de plus dans un sinistre bureau, avec de sinistres collègues, et sans rien à faire. Mais je reviendrai sur ma vie dans “mon” Ministère.

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