Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble
Nous étions malades au moins une fois chaque hiver. Ma mère nous trouvait le matin, rouges de fièvre et dolentes. Elle nous fourrait un thermomètre dans la bouche et nous devions attendre qu’il ait fini de monter. Il n’y avait pas de petit signal pour dire que c’était fini. C’était ma mère qui en décidait. Elle nous le retirait de la bouche, consultait la mince colonne de mercure presqu’impossible à voir et décidait si nous étions malades ou non. Bien sûr nous n’allions jamais chez le docteur pour une aussi mince affaire. Nous étions autorisées à traîner dans la cuisine, l’une dans le fauteuil et l’autre sur une chaise collée au poêle. On nous badigeonnait la gorge de bleu de méthylène, et le soir pour aller dormir on nous mettait des couches de ouate “thermogène” après avoir été frottées de pommade Vicks. Nous faisions aussi des “fumigations”, penchées au-dessus d’un bol d’eau chaude, contenant un produit , mais je ne sais plus lequel, destiné je suppose à libérer les bronches. Nous avions un essuie au-dessus de la tête, couvrant la tête et le bol et devions respirer la vapeur jusqu’au refroidissement de l’eau. Pendant la journée nous buvions une espèce de tisane à la réglisse et pour manger, ce qui valait bien la peine d’être malade, nous recevions ce qu’elle appelait de la “soupe soldat”. Il y avait en fait dans cette soupe, du bouilli, des pommes de terre et des légumes, le tout étant facile à manger même quand on a mal à la gorge, et nous apportant les éléments nécessaires pour guérir.
Nous avons dû avoir la varicelle, la rougeole et peut-être les oreillons, mais je m’en souviens pas du tout.
Je pense que nous n’allions chez le docteur que pour avoir les vaccins nécessaires, qui étaient moins nombreux que maintenant. Je me souviens d’une séance mémorable, d’ailleurs ma mère tenait à ce qu’elle reste mémorable. Nous étions dans la salle d’attente bondée et pour tromper notre ennui nous avions commencé à faire les sottes, étant à peu près sûres que notre mère ne nous collerait pas des claques devant les gens. Elle était en fait affreusement gênée et essayait à toute force de nous calmer. Au moment où l’une de nous s’est assise sur la tablette inférieure d’une console qui supportait des magazines, la tablette s’est cassée. Ma mère ne savait plus où se mettre. C’est à ce moment que les autres personnes de la salle d’attente l’ont prise en pitié, on remis la tablette en place comme si de rien n’était, et lui on dit que personne ne dirait rien au médecin.
Ce médecin s’appelait le docteur Lequime. Son nom revenait souvent dans notre vie quotidienne avec la nuance de mépris que ma mère a toujours eu pour les médecins et leur soi-disant “science”. Elle avait en effet appris, dans la salle d’attente évidement, que ce bon docteur, croyant aux vertus des légumes crus, avait laissé son fils croquer goulûment une carotte crue. Un morceau lui était resté en travers de la gorge et il s’était étouffé, malgré le fait qu’aux urgences on lui avait ouvert la trachée. Il nous était donc interdit de manger des carottes crues et mes enfants n’ont pas pu le faire non plus.
De toute façon, étant donné notre train de vie modeste, nous ne faisions pas souvent appel au médecin. Nous étions affligées de “compères” aux yeux (qui en fait étaient des orgelets) qu’il fallait baigner à l’eau chaude afin de les faire “mûrir” et que le pus en sorte, nous avions des furoncles qu’il fallait percer et nettoyer, et très souvent des aphtes. Ma mère souffrait de terribles migraines et pour les soigner prenait des “Croix Blanche”, larges comprimés dont je me demande comment elle les avalait. Tout ça était du domaine de la pharmacopée familiale. On soignait les plaies ouvertes avec de la teinture d’iode bien rouge et très piquante, on se fichait éperdument des “bleus” inesthétiques, et on soignait les infections avec des “wegsesbloere” (petites feuilles des chemins, il me semble que ce devait être du plantain) que mon père allait cueillir dans les terrains vagues derrière la gare du Midi.
Pour le reste les deux choses les plus graves étaient le mal au dent et le mal au dos. J’ai une vague idée qu’après la guerre nous avons fait une visite avec l’école à l’Institut Eastman, dans le parc Léopold, une fondation américaine qui s’occupait de l’hygiène dentaire de ces pauvres européens sous-développés. Je suppose que c’est de là qu’on nous a envoyées chez le dentiste, ce qui ne plaisait guère à mes parents, parce que ça coûtait cher. Mon parrain avait fini par dégoter, je ne sais comment, un dentiste qui ne faisait payer que le strict minimum. Il exerçait un véritable sacerdoce et la clientèle s’accumulait chez lui comme s’il était Saint-Vincent de Paul. Nous y allions en début de matinée, après un long trajet en tram, parce que son cabinet se trouvait du côté du terminus du 55. Quand nous arrivions, la salle d’attente était déjà bondée de gens qui habitaient plus près. Nous passions une journée horrible, à mourir de peur à petit feu, et quand enfin, en fin d’après-midi, venait notre tour, la torture commençait. Nos dents étaient dans un état épouvantable, il fallait dévitaliser et plomber. La fraise faisait très mal en faisant un grand trou , ensuite il plongeait une espèce d’aiguille pour enlever le nerf et il y avait de quoi hurler. Les plombages n’étaient jamais que temporaires, il fallait retourner et faire un plombage définitif. Parfois il n’y avait plus rien à faire, il fallait arracher. C’était le seul moment où nous avions droit à une piqûre, avec une grosse aiguille, en plusieurs points de la mâchoire, nous sentions parfaitement le produit entrer dans les chairs. Pendant que l’une de nous attendait que le produit agisse, l’autre était soignée. Nous sortions de là groggy et dans le tram, nous sentions aux picotements dans la mâchoire, que l’effet de la piqûre était presque fini. A nous les nuits de douleur !
Je me souviens très bien d’avoir vu mon père pleurer de douleur lorsqu’on lui a arraché ses mauvaises dents et qu’il a dû s’habituer à un dentier. Dentier qu’il avait réussi à se payer en revendant ses tickets de tabac (il ne fumait pas) aux receveuses de tram, qui remplaçaient les hommes absents pendant la guerre . Les femmes ne recevaient pas de tickets de tabac.
Tout le monde chez nous était affligé de lumbagos (appelés “tour de rein”), de sciatiques et de douleurs diverses dans le dos, ce qui n’avait rien d’étonnant étant donné tous les travaux lourds qu’il y avait à faire. Ces maux étaient soignés à l’aide d’une crème qui avait une très forte odeur et qu’il fallait faire pénétrer par massage. Après on entourait le corps d’une ceinture en flanelle.
Un de mes souvenirs les plus amers en matière de santé concerne cependant ma glande thyroïde. Bien entendu je ne savais que pas que j’en avais une. C’est la femme de mon parrain, qui n’avait pas grand chose d’autre à faire de ses journées que de parler maladies diverses avec ses voisines, qui a signalé à ma mère que j’avais un renflement au niveau du cou, qui pouvait être un goitre. De fil en aiguille et de consultation en consultation, dont je ne me souviens pas, j’ai fini par être, adolescente épouvantablement timide, le sujet d’une leçon donnée par un éminent professeur à une toute aussi éminente assemblée d’internes dans je ne sais plus quel hôpital. J’ai ;dû me déshabiller complètement, culotte comprise, et monter sur une table d’examen. J’étais dans un état épouvantable, je me suis pris les pieds dans tout le bazar et je suis tombée, à la grande irritation du professeur et de ma mère, qui était présente. Tout ça pour pas grand chose. Si je me souviens bien, on m’a donné des pilules qui contenaient de l’iode et on n’en a plus parlé. Mais moi je n’ai pas oublié.
A moins d’être à moitié aveugle, les problèmes de vue n’étaient pas considérés comme importants. Si on était myope, on se débrouillait. Les lunettes coûtaient chers et de toute façon être binoclarde était rédhibitoire. Donc pas de correction de la vue !
Personne n’avait bien entendu la moindre idée que nous puissions avoir des problèmes “psychologiques”, des relations conflictuelles avec des parents plus âgés, des questions sur la vie , la mort ou le sexe. Pour mes parents, la “crise d’adolescence” n’existait pas. Il n’y avait que des emmerdeuses, surtout moi.
mamieclaire Répondre
Juste un petit clin d’œil à propos de votre chronique « Etre malade » datée du 4 octobre 2006 trouvée par hasard lors d’une recherche sur le mot « Thermogène ». On peut y lire :
"et le soir pour aller dormir on nous mettait des couches de ouate “thermogène” après avoir été frottées de pommade Vicks. Nous faisions aussi des “fumigations”, penchées au-dessus d’un bol d’eau chaude, contenant un produit, mais je ne sais plus lequel, destiné je suppose à libérer les bronches. Nous avions un essuie au-dessus de la tête, couvrant la tête et le bol et devions respirer la vapeur jusqu’au refroidissement de l’eau."
Il se trouve que ma mère aussi me soignait exactement de cette façon quand j’étais gamine, je n’aimais pas bien, mais mon avis ne comptait guère. Chez nous, le produit pour l’inhalation, c’était du Pérubore qui sentait fort la lavande, le thym et le romarin. Il existe encore et je l’utilise toujours d’ailleurs, de même que la pommade Vicks et l’ouate Thermogène. Aujourd’hui, à 58 ans je me soigne toujours comme au temps de mon enfance. Certes, ça fait un peu ringard, surtout avec les médicaments pratiques et rapides qu’on peut trouver maintenant. Mais moi, cette méthode me réussit très bien et ne provoque aucun effet secondaire. Je m’y suis habituée. Il y a bien l’odeur un peu tenace du Vicks, mais la douche du matin m’en débarrasse facilement. Quelquefois, quand les effets tardent à se faire sentir, j’humidifie un peu le Thermogène pour intensifier son action, mais en général, ce n’est pas nécessaire. En intervenant dès les premiers symptômes, je n’ai pas le souvenir d’avoir eu besoin de consulter un médecin.
Ma méthode n’est pas passée inaperçue aux yeux de ma petite fille de quatre ans. Depuis qu’elle m’a vue faire, elle joue à la maman qui soigne ses poupées. Tout y est passe : les inhalations avec une serviette « invité » au dessus d’un bol, les frictions avec une crème de jour additionnée d’un soupçon de Vicks (pour l’odeur), le Thermogène avec un carré de coton hydrophile rose trouvé dans une boîte à bijou, la température, le stéthoscope, les sirops, les comprimés… , tout comme Mamie, dit-elle. Le message est passé cinq sur cinq ! La transmission entre les deux générations a été parfaite.
En fait, je cherchais sur Google si d’autres personnes utilisaient encore l’ouate Thermogène. Peut-être en connaissez-vous dans votre entourage ? Ma pharmacienne m’a assuré qu’elle en vendait une dizaine de boîtes par an. Cela me paraît beaucoup, car pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’adepte de ce produit.
Voilà, une petite tranche de vie.
Bravo pour vos récits, c’est très agréable à lire...
Bien à vous.
mamieclaire