Nous sommes fin août 1999 ; ma dernière rentrée des classes est imminente ; ma dernière année sera courte : j’aurai 60 ans le 11 novembre et je serai donc pensionné le 30 de ce mois (la loi prévoit qu’un enseignant peut accéder à la pension le dernier jour du mois où il atteint ses 60 ans).
Je n’ai aucune envie de prolonger ma carrière ; voilà déjà plusieurs années que la rentrée des classes est un moment stressant dans ma vie ; je n’ai pas cette autorité naturelle qu’ont, semble-t-il, certains de mes collègues et je dois compenser ce manque par une dépense accrue d’énergie qui me pèse davantage chaque année.
Je me rappelle avec nostalgie cette époque où je voyais approcher la rentrée avec enthousiasme : je me réjouissais de retrouver mes élèves et j’étais heureux de reprendre les cours.
Maintenant, j’ai de plus en plus de doute quant à mon utilité ; l’amertume et le découragement s’insinuent progressivement en moi ; à cela, s’ajoute que je m’interroge de plus en plus sur la légitimité de l’autorité et sur mon droit à l’exercer. Il faut encore prendre en compte une fatigue physique qui se traduit surtout par un affaiblissement de la voix et un léger mal de tête qui se manifeste dès le matin. Bref, c’est pas la joie.
Dans les derniers jours du mois d’août, au fur et à mesure que la rentrée approche, je suis sujet à des crises d’angoisse de plus en plus fortes.
Une crise d’angoisse ? une sensation d’oppression dans la poitrine, le souffle court, haletant , l’estomac se tord, l’intestin se noue, une envie permanente d’aller à la toilette, à la limite de la colique.... . C’est comme si votre corps vous lâchait , comme un édifice dont le fondations cessent d’exister brusquement, laissant tout le reste en l’air sans appui....c’est l’effondrement total... .
C’est insupportable !
Je consulte une psychiatre que je connais ; je voudrais éviter de prendre des médicaments ; elle ne désire pas en prescrire : on parle ; ça va un peu mieux.
Il est question d’un certificat médical mais elle est sur le point de partir à l’étranger pour un l mois au moment où je vais avoir le plus besoin d’aide ; consciente du problème, elle me propose ceci : « je vous fais un certificat d’incapacité de travail non daté ; vous recommencez les cours et vous utilisez le certificat si vous en avez besoin, quand vous voulez ».
Je n’ai pas besoin de réfléchir, je refuse immédiatement : « ça, c’est bien les psy ; c’est vraiment crapuleux ; vous me mettez le poids de la décision sur le dos alors que je suis précisément incapable de prendre quelque décision que ce soit dans l’état où je suis ».
On discute encore un peu et, finalement, on décide que je ne reprends pas le cours et elle me fait le certificat immédiat. Je suis soulagé mais aussi un peu triste : j’avais préparé mes cours, j’étais prêt, je voulais travailler mais c’est mon corps qui m’a lâché !
J’en garde un sentiment de regret, une impression d’inachevé comme si j’avais terminé ma carrière sur un fiasco.
Si ma psy n’était pas partie à l’étranger à ce moment là, je crois que j’aurais essayé et, peut-être, réussi ; si.... si .. ; .
Allez, parlons d’autre chose.
Jean N. Répondre
Je lis seulement maintenant votre récit de 2006, Clodomir. L’angoisse de la rentrée, d’autres professeurs, sans doute, en ont souffert, comme vous. Je comprends que lors de vos dernières années, vous ayez appréhendé de retrouver des adolescents de moins en moins respectueux. Mais il fut un temps où, dites-vous, vous repreniez le collier avec enthousiasme, heureux de retrouver vos élèves. Cet enthousiasme, je ne l’ai jamais perdu pendant les seize années où j’ai enseigné dans le secondaire. Dès mon premier poste, comme raconté dans « Témoignages de passé », j’étais tout feu tout flamme. Ensuite, chaque année, j’aimais rencontrer les « petits » de sixième, comme on disait alors, auxquels j’allais infliger le latin, retrouver mes « grands » du cycle supérieur qui allaient subir mon cours de français.
L’angoisse de la rentrée m’a gagné lorsque j’ai été nommé Préfet des Études dans un autre établissement, en1966. Ce nouveau métier, moins fatigant physiquement, était bien plus éprouvant du point de vue psychique. La responsabilité d’un établissement de 700 élèves et de 70 professeurs est écrasante. Un collègue, ancien dans la profession, m’avait prévenu : « Ah vous avez voulu une promotion flatteuse ? Vous allez surtout vous occuper des chasses de cabinet. Vous auriez mieux fait de rater le concours ! » C’était une manière pittoresque de me dire que l’intendance prendrait le pas sur la pédagogie. En outre, je ne verrais plus d’élèves face à face que ceux que des professeurs sans autorité m’envoyaient pour que je les réprimande. J’étais devenu le croquemitaine de service. Avec les professeurs, mes rapports sont restés heureusement agréables, voire cordiaux, sauf rares exceptions.
En 1970, j’ai installé le « Rénové » à l’efficacité duquel je croyais. J’avais d’excellents professeurs aussi convaincus. Mon athénée ferait partie du deuxième groupe d’établissements volontaires de l’« expérience ». La déception est vite venue pour les professeurs et pour moi. C’est alors que j’ai connu les pires angoisses et frôlé la dépression. Le ministère n’a tenu aucun compte des observations des « expérimentateurs ». Après ceux-ci, je crois que plus aucun établissement n’a intégré le rénové de sa propre initiative. La résistance a même été vive. L’enseignement en Wallonie occupe une place honteuse dans les statistiques européennes.
J’ai aussi pris ma retraite à 60 ans en 1981, avec soulagement. Mais j’avais été un prof heureux ! Toutefois je rêve encore que je dois reprendre du service et comme vous, « je dois donner cours mais j’ai perdu mes notes ou mon cartable, ou je ne trouve pas le local ou je ne trouve pas les élèves », car j’ai perdu mon horaire ;
Jean N.