J’avais eu le temps de réfléchir à la façon dont j’aborderais pour la première fois mes élèves du secondaire. Licencié en Philosophie et lettres en 1945, je ne trouverais un poste dans un athénée qu’en 1950. En attendant, j’avais pratiqué ans de journalisme et avais vécu trois ans en Allemagne occupée où j’étais chargé des cours de français à des officiers flamands.
Ma mission terminée à l’armée, j’avais été désigné le 30 août 1950, c’est-à-dire la veille de la rentrée, pour l’athénée de Châtelet. Dès le lendemain, je me présente à mon nouveau chef. J’ai quitté l’uniforme militaire et endossé celui du professeur civil soucieux de correction : chapeau et gants à la main. Depuis lors, couvre-chef et gants ont cessé d’être un symbole pour redevenir de simples vêtements. C’est une des conquêtes de la deuxième moitié du vingtième siècle ! Après celui des monnaies nationales, l’abandon définitif de la cravate et du veston coïncidera probablement avec la deuxième décennie de notre troisième millénaire,...
En avance d’un demi-siècle sur son temps, c’est en manches de chemise, col ouvert, que me reçoit mon nouveau chef. Grand, mince et chauve, moustache à la Charlot, une allure dégingandée lui donnait des airs de Jacques Tati. Je dis mon regret à ce M. Hulot de n’avoir pas été averti plus tôt, car j’aurais souhaité pouvoir me présenter avant le dernier jour de vacances. Je savais que ma désignation avait causé une grosse déception à un surveillant de l’établissement, né et habitant à Châtelet, Jean F., ancien condisciple de l’ULB, plus âgé que moi, presque assuré de devenir professeur sur place. Le préfet (proviseur en France) me dit :
En effet, je reçois un aveugle à la place d’un borgne !
Je rêvais d’un accueil plus cordial et aurais souhaité entendre un jugement plus aimable à l’égard de mon camarade et de moi-même.
Mais j’allais rapidement recouvrer la vue.
Votre nom me dit quelque chose... Vous n’êtes pas parent du terrible secrétaire du Jury Central d’homologation ?
C’est mon oncle, Monsieur le Préfet.
J’ai l’impression qu’il se met mentalement au garde-à-vous. Il devient tout miel. Je ne comprendrai que plus tard ce changement d’attitude par le rôle que joue ce jury dans les établissements d’enseignement secondaire, la crainte qu’il inspire.
Bref, il me donne son congé en me souhaitant bonne chance.
Avant le jour J, pendant que se déroulaient les examens de repêchage, je me suis appliqué à préparer mes leçons. Le premier contact avec des adolescents peut décider de toute l’année, voire de toute une carrière. Ils guettent le nouvel arrivant, le jaugent, et ils sont bons juges ! Le néophyte est classé, étiqueté, accepté ou rejeté, méprisé ou respecté, détesté ou aimé, écouté ou chahuté. Et cela dès les premiers jours.
J’avais fait connaissance avec mes nouveaux collègues. Après mon oncle, feu mon grand-père allait me valoir de n’être pas tout à fait en terre inconnue. Quatre des professeurs parmi les plus anciens avaient été élèves de l’école normale de Nivelles, avant 1921, et par conséquent d’Henri Nicaise. Il leur avait laissé le meilleur souvenir. J’apprenais aussi que M. Fourneau que j’allais remplacer était un professeur très sévère.
Vint le jour de la Première pour le show du nouveau professeur. J’avais acquis, comme journaliste, puis en enseignant à des adultes en Allemagne, une expérience humaine que n’ont pas les frais émoulus de la Faculté. En outre, malgré le temps écoulé, je n’avais pas oublié mes trucs, mes tricheries, mes chahuts de mauvais garnement de l’Athénée de Charleroi, ni mes observations critiques sur les bancs de l’Athénée de Thuin. C’est en ce dernier établissement que s’était forgé mon destin d’enseignant, c’est là que j’avais rêvé d’être un jour de l’autre côté de la barrière, si barrière il y a. J’étais heureux d’atteindre enfin le but de mes études. La vraie vie commençait : le reste ne comptait pas. Dans mon curriculum vitae, j’ai longtemps négligé de faire figurer « journaliste de 1946 à 1948 ».
C’est donc tout détendu, souriant, presque joyeux, abandonnés le récent chapeau et les gants que j’avais attribués à l’uniforme du professeur, que j’entre dans ma première classe. C’est une cinquième latine.
Présentations réciproques. Pas de bla-bla, de mise en garde. Mon nom, mon prénom. Les élèves se sont installés selon leurs affinités, les quatre ou cinq filles séparées des garçons, comme il se devait, les fortes têtes probablement aux derniers rangs. Tous remplissent une fiche avec leur état civil. Un regard étonné quand je leur demande d’inscrire leur matière préférée, français exclu ; leurs loisirs : cinéma, sport, etc.. Et par quels moyens ils atteignent l’école. Je comprends que cette partie du questionnaire du premier jour n’est pas habituelle mais il me semble indispensable de montrer de l’intérêt pour ce qui n’est pas exclusivement scolaire.
J’ai préparé un plan sommaire de la salle de classe. Je l’installe sur mon bureau et fais l’appel en feuilletant les fiches récoltées et inscris chaque nom dans son petit rectangle. Je préviens qu’il faudra, lors des prochaines leçons, reprendre les mêmes places, librement choisies. Ainsi au bout de cinq minutes, je puis interpeller chacun par son nom d’un seul coup d’œil sur mon plan. Par le nom de famille, comme c’était courant. Les jeunes filles avaient généralement droit au titre de mademoiselle ou au prénom. Je ne fais pas de différence et plus tard, l’une d’elle me dira que ça l’avait choquée.
Je supposais que les jeunes filles étaient pour l’égalité des sexes, lui dis-je, sans provoquer de réplique.
Ces préliminaires accomplis :
Prenez une feuille de papier, vous allez montrer votre force en orthographe. Je dicte...
Autre surprise. Il n’est pas courant de se voir mis au travail à la première heure du premier jour. C’est plutôt le temps des retrouvailles dans la pagaille qu’entraînent les allées et venues des surveillants qui récoltent une foule d’informations diverses : repas pris ou non à l’école, abonnements au tram, à l’autobus, au train ; choix de la morale laïque ou d’une religion, du néerlandais ou de l’anglais comme « deuxième » langue, la première étant la langue maternelle.
Il n’empêche que j’ai voulu mettre mes jeunes au travail sans attendre. Une pédagogie nouvelle souhaitera et imposera, plus tard, de prolonger l’accueil en se gardant bien de « traumatiser » les enfants par un effort immédiat. Dans une sixième, j’agirai avec moins de brusquerie.
Dans le brouhaha provoqué par la venue d’un surveillant, un élève du dernier rang se montre un peu trop espiègle : il s’amuse visiblement beaucoup. Coup d’œil sur mon plan de classe :
Ressort (je n’ai pas oublié ce nom de ma première cible), venez au premier rang : telle sera désormais votre place.
Je vouvoie mes élèves, du moins dans la classe. Lors de tête-à-tête, pour rendre moins rigide le contact, je les tutoierai.
La même procédure se répète dans mes trois autres classes, sauf que dans les deux dernières, après la récréation, il n’y aura pas de tentative à la Ressort. Calme plat. A l’issue de la matinée, je suis étiqueté. Je surprends une conversation à mi-voix :
Avec le nouveau, on ne rigolera pas plus qu’avec Fourneau...
Souris verte Répondre
J’envoie immédiatement un courriel à cet ancien élève. En exergue d’un chapitre d’un de mes livres, cette pensée d’Albert Camus : La seule divinité raisonnable : le hasard.
Un autre hasard m’a rappelé à la mémoire d’un autre ancien élève, cadre retraité de la Multinationale Pechiney. Il a vu mon livre L’étudiant Chahuté, récit de mes tribulations après la suspension des cours à l’ULB, dans une librairie de Haute Savoie. cet ancien rhétoricien de 1958, a écrit aux éditions Mémogrames pour avoir mon adresse. Il m’a d’abord envoyé une longue lettre pour me remercier de lui avoir donné le goût des belles lettres. Depuis trois ans, il passe me voir chaque fois qu’il vient en Belgique !
Quel réconfort d’apprendre qu’on a été utile à des jeunes et qu’ils souhaitent me le dire après plus d’un demi-siècle !
Jean N.