1986. L’année de la comète de Halley.
Je m’étais embarquée pour un stage d’une semaine de
yoga en Jamaïque.
Je me réjouissais de découvrir un peu de cette grande
île des Caraïbes, à la lueur de la comète.
Notre hôtel était composé de payottes toutes rondes,
disséminées dans un vaste parc à demi sauvage, à demi
sarclé. Ce parc était coupé par la route du bout de
l’île, à Negril, et de l’autre côté, il y avait le
petit restaurant-bar en face d’une terrasse recouverte
de palmes, en surplomb de l’océan qui venait taper sur
les rochers en bas.
Un soir nous avons convenu, quelques uns du groupe et
moi, de nous lever avant l’aube pour aller contempler
l’extraordinaire lumière de la queue de la comète sur
l’horizon bleu nuit du ciel des tropiques.
Je me suis donc levée à 3 heures et demi. Habillée
légèrement. La température était douce. Et je suis
sortie en me disant que les autres allaient me
rejoindre.
Je me suis dirigée du côté de la route et de l’océan.
Brusquement sont arrivés sur moi en courant trois
chiens-bergers allemands. Ils ont bondi, se sont
dressés sur moi, debout sur leurs pattes arrière, plus
hauts que moi.
Personne d’autre n’était là ...et personne d’autre
n’arrivera cette nuit-là.
Trois chiens de garde, dans ce pays de drogue et de
brigands ...Flash : essayer de rebrousser chemin vers
ma payotte — qui n’était pas tout près — les chiens
sur moi, suinter la peur et cafouiller dans la
serrure...c’était l’horreur, c’était la mort. Et même si
je réussissais, ce serait la terreur avec le sentiment
du rat terré dans son trou. Et pour longtemps. Non,
pas ça...jamais.
Et j’ai continué de l’avant, pas à pas très doucement,
la tête le plus haut possible, vous pouvez imaginer,
avec ces molosses qui avançaient à mon rythme, en
bondissant, leurs pattes de devant sur moi.
« Tu ne peux pas sentir la peur, sinon ils
t’attaquent, ils te déchirent, ils te mangent. A aucun
prix ne sentir la peur et donc tu ne peux pas avoir
peur. D’ailleurs tu n’as pas peur. Eux les chiens, eh
bien, ils font leur travail de garde ici dans le parc.
»
Et je me suis mise à leur parler doucement en avançant
pas à pas lentement vers le bout du parc. « Oui, les
chiens, vous faites votre travail. C’est tout normal.
Moi je suis simplement ici pour la comète, cela n’a
rien de malhonnête. Je vais voir la comète et je sais
que vous faites votre garde...C’est bien...Moi je vais
tout droit simplement. Il n’y a rien à ça ».
De leurs griffes, les chiens ratissaient mon
tee-shirt, je sentais les accrocs.
De leurs crocs, les chiens me lacéraient les bras,
sans les mordre, sans faire saigner. Ma montre, vite
enfouie dans mon soutien-gorge, ils m’entremordaient
les bras, ils me labouraient le dos. Je leur parlais
et je continuais sans mouvement brusque , sans
défense...Et eux avec moi, continuaient.
Nous sommes arrivés à la route. J’espérais tant qu’ils
resteraient dans le parc, à reprendre leur garde,
sans passer du côté terrasse. J’ai traversé la route,
lentement. Les trois molosses sautaient encore et
encore, lançant leurs pattes sur mes épaules, sur ma
tête. Avec moi, ils ont traversé la route.
Et la comète là déchira le bleu profond du firmament,
superbe.
Je n’en pouvais plus. J’avançais. Ils n’avaient pas
touché à mon visage...Ils ne faisaient rien d’autre que
me scarifier le dos, me gratter les bras. Sans
marquer d’arrêt. On se connaissait maintenant. On
continuait. Il ne fallait surtout pas que je change de
rythme.
La terrasse. Enfin. M’asseoir.
Jamais... Ma tête plus bas, peut-être qu’ils la
mangeraient. Je n’avais plus rien à leur dire. J’avais
déjà tout dit, cent fois redit la même chose. Cent
fois tout dit...
La terrasse. Je faisais du sur place. Garder le même
rythme. ...Je sentais la fraîcheur de la mer, le
ressac. J’avais froid...Une lueur se devine dans le
ciel. Serait-ce l’heure de l’aube ? Ne pas encore
m’asseoir...
Les chiens se calment, ils redescendent sur leurs
quatre pattes. Ils partent ... pat pat pat pat pat ...
Ils retournent dans leur parc. Le jour se lève.
Les autres arrivent. Il est six heures du matin.
Ce matin-là, en un éclair, réaliser et décider, j’ai
dominé la peur, je ne pouvais pas transpirer la peur,
c’était vital.
D’ailleurs, je n’avais plus peur parce que je
comprenais le comportement des chiens. L’essentiel,
c’était de tenir. Et j’ai tenu. Dans une situation,
dans une relation qui s’étaient stabilisées. J’ai
tenu, un pan d’éternité. Ne pas m’arrêter, ne pas
appeler, ne pas m’asseoir. Ne rien changer. C’est
simplement la lumière du soleil de l’aube qui a modifié la donne.
Elle s’est levée sur la ténèbre et les monstres se
sont retirés.
Comment cela s’est-il fait en moi ? D’où cela
venait-il ?
Cela a dù se développer à travers d’infimes vénements. ..
Et s’est révélé ce mercredi de mars 1986. Je ne peux
pas jurer non plus qu’en toute circonstance je
dominerai ma peur. Mais cela a eu lieu. Et eux les chiens, ils m’ont respectée, dans le cadrede leur garde,
Plus tard dans la matinée, sous le bon soleil chaud,
je suis revenue vers la mer.
Une grosse nounou toute noire, assise au milieu de ses jupes colorées, au bord de la route pour vendre ses
mangues et ses fruits, m’a saluée d’un joyeux ‘Take it
easy, dear’, Prends les choses à l’aise, chérie’ Quel
à propos ce bonjour habituel en Jamaïque, avec le grand sourire de ceux qui vivent de quasi rien... Je ne l’oublierai jamais Take it easy, dear...
Elle m’a
ensoleillée, apaisée...
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Eh bien c’est costaud