Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Ce genre de plat nous était servi, je pense, à l’entre-saison. La jointure entre les légumes d’hiver dont nous commencions à nous lasser et les légumes d’été qui n’arrivaient qu’à partir du mois de mai, manquait de charme. Mais que dire de l’arrivée des asperges, des petits pois, des fèves à couper (servies avec une sauce tomate longuement mijotée), des nouvelles pommes de terre, des tomates farcies, des haricots verts, de la rhubarbe, des choux-fleurs (de Malines ainsi que les asperges, toute autre provenance étant suspecte) ? Le repas était suivi de fraises (de Wépion et non pas cultivées sous plastique en Andalousie), de cerises, de toutes sortes de prunes, de pêches (blanches, les pêches-abricots, à la chair orange, sont arrivées bien plus tard).

A l’époque des fraises, nous en mangions tout le temps. Le soir au souper, nous les écrasions avec du sucre sur nos grosses tartines de pain de ménage rond, coupé à main, ma mère le coupant avec un couteau “à pain” en le tenant fermement contre sa poitrine et son tablier. Elle ne coupait jamais dans son tablier et secouait ensuite la bavette pour enlever la farine qui recouvrait le pain. (La plaisanterie favorite de mon père, dont il ne se lassait pas, était de tirer sur le noeud qui fermait le tablier derrière. Ma mère poussait un soupir excédé en lâchant ce qu’elle était en train de faire pour renouer son tablier, en disant “enfin, Poske toch)

Nous préférions les tartines du milieu du pain, avec beaucoup de mie et peu de croûte. J’ai toujours eu horreur des croûtes mais je devais les manger. Quand je me suis mariée j’ai reçu un couteau à viande et un couteau à pain. Je n’ai jamais fait grand chose du couteau à pain (quoique je l’aie encore) parce à cette époque les boulangeries commençaient à s’équiper de machines à couper le pain et qu’il était servi dans un sac en papier (la coupe et le sac étant payants, on conservait soigneusement les sacs et on les rapportait pour le prochain pain, jusqu’à ce que le sac tombe en “capitolade”). J’ai profité de ma nouvelle liberté pour acheter du pain “platine” qui était rectangulaire et dont toutes les tartines étaient égales et je n’ai plus jamais mangé mes croûtes.

A l’époque des abricots et des prunes, nous en mangions également tout le temps. Ma mère en faisait des compotes à manger sur les tartines. La compote d’abricots était particulièrement délicieuse. Ou alors, nous mangions des tartines au beurre avec des prunes ou avec des poires. Il y avait à une certaine époque, au début de l’hiver je crois, des petites poires juteuses mais fragiles. Elles s’appelaient des “Jefkes”. Elles ne conservaient pas et nous en mangions tout le temps tant qu’il y en avait. Maintenant je suppose qu’elles coûtent trop cher à faire cueillir pour le prix auquel on peut les vendre. On n’en voit plus. En hiver nous mangions souvent des pommes ou des poires cuites au four avec de la cassonade. Les raisins étaient un met de luxe, ils ne venaient pas d’Italie ou des Canaries. Le raisin était produit dans des serres à Hooilaert, avec de gros grains savoureux, richement emballé et apporté, dans notre monde en tout cas, aux malades hospitalisés qui devaient se dire que leur dernière heure était venue, pour qu’on en arrive là.

Ma mère ne faisait jamais de conserves de fruits ou de légumes. Par contre elle faisait de la confiture tout l’été. Nous n’avons jamais mangé une seule confiture du commerce. C’était toute une affaire qui occupait au moins une journée. Pour certaines il fallait que mon père soit présent, par exemple pour tordre l’étamine dans laquelle se trouvaient les groseilles détachées patiemment de leur tige (par nous les filles) pour en faire de la gelée. Comme c’était l’époque des vacances nous étions aussi réquisitionnées pour enlever les noyaux de prunes, de mirabelles, de reines-claude, d’abricots, les queues des fraises et les noyaux de cerises. Les fruits étaient alors mis à cuire avec du sucre (qui n’était pas du sucre gélifiant, la pectine des fruits devant suffire à ce que la confiture gélifie) dans une grande bassine en cuivre. Il fallait atteindre le degré et le temps de cuisson exacts, sinon la confiture était trop cuite et dure, ou pas assez cuite et coulante. Ma mère vérifiait la cuisson en versant de temps en temps une cuillerée de confiture sur une assiette froide et elle savait, rien qu’à voir comment elle se gélifiait, si c’était bon ou pas. Ensuite elle versait la confiture avec une louche dans des pots préalablement passés à l’eau chaude et déposés sur un essuie, pour éviter qu’ils ne fêlent sous l’effet de la chaleur.

Le lendemain commençait la couverture des pots. Nous avions des ronds et des carrés en cellophane et de la ficelle (toute fine et formée de trois fils tordus, noir, jaune et rouge). Les ronds étaient trempés dans du rhum et déposés sur la confiture . Les carrés, légèrement humectés, étaient tendus sur les pots, et attachés juste en-dessous du bord avec de la ficelle. Nous nous aidions mutuellement en mettant un doigt sur le noeud pendant que l’autre le refermait, pour qu’il soit bien serré. Souvent il restait à la fin de la bassine, matière à un demi-pot. Ce n’était pas la peine de le recouvrir et nous mangions la nouvelle confiture sur nos tartines du goûter. Délice !

Ma mère ne mettait pas d’étiquette sur les pots. Nous savions toujours de quelle confiture il s’agissait rien qu’à la couleur et il ne fallait pas s’en faire pour les dates, les pots étaient finis lorsque les nouveaux fruits arrivaient. Souvent il nous arrivait de laisser traîner un fond de pot et d’en commencer un nouveau, pour changer de goût. Quand elle en avait marre de mettre sur la table ce fond de pot et de le remettre dans le même état dans l’armoire, ma mère le vidait tout simplement dans le nouveau pot. J’étais furieuse, j’avais horreur de ces mélanges.

Il y avait aussi deux autres merveilles, hivernales celles-là. D’abord les galettes. Elle en faisait de temps en temps et elles se conservaient dans une boîte en fer. La pâte était faite à partir d’oeufs, de farine et de beurre dont nous léchions avec avidité les dernières traces lorsque toutes les galettes étaient cuites. Pour les cuire, ma mère disposait d’une plaque en fonte ronde, qui s’utilisait sur la cuisinière ouverte, et qui comportait au milieu un moule à galettes qu’on pouvait tourner et retourner à l’aide de longues tiges. Il fallait bien sûr d’abord graisser le moule avec un tampon fait de tissu, tourné autour d’une cuiller en bois et enduit de beurre, puis on mettait à l’aide d’un louche, la quantité de pâte nécessaire et on tournait et retournait jusqu’à ce que la galette soit cuite, ni trop ni trop peu. Ma mère les mettait ensuite à refroidir sur un plat, avec l’espace nécessaire pour qu’elles ne collent pas ensemble. C’était une friandise très appréciée et qui disparaissait vite. Il valait mieux. Au bout de quelques jours, sans conservateurs, elles devenaient dures et moins agréables.

De temps en temps nous avions des crêpes. Elles étaient faites à partir d’une pâte à la levure, préparée dans la casserole à soupe pour pouvoir monter à son aise. Elles étaient épaisses mais légères et parsemées de cassonade blonde, constituaient un repas de roi.

Nous avions aussi parfois, pour souper, du “pain perdu”, tartines trempées dans le lait puis dans l’oeuf battu, cuites à la poêle et saupoudrées de cassonade .

De temps en temps ma mère faisait du “bodding” qui est je suppose une déformation du mot anglais “pudding”. Elle faisait tremper dans du lait des tranches de pain rassis, quand il s’accumulait, y ajoutait du sucre et des raisins secs, et faisait cuire le tout au four dans un moule. La croûte était craquante et l’intérieur mou, le tout était particulièrement roboratif !

Toutes ces bonnes choses étaient mangées sans aucunes bonnes manières. Il n’y avait qu’un seul couteau à table, tout le monde coupait sa viande en une fois, et puis en avant de la fourchette. Les tartines étaient tartinées à même la table. Nous n’avions pas de serviette et à moins d’être vraiment sales, les mains n’étaient jamais lavées ni avant ni après. Petit à petit, à travers mes lectures et aussi en voyant comment on mangeait chez mon Parrain, j’ai commencé à deviner que nous mangions comme des ouvriers et des paysans et j’ai eu envie d’apprendre plus de civilité. Mes parents trouvaient que j’étais une faiseuse d’embarras.

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4 commentaires Répondre

  • Françoise. Répondre

    Eh bien, Suzanne, figure-toi que je fais toujours mes confitures et presque de la même manière !
    Je retourne toujours les pots sur un linge propre après les avoir ébouillantés, mais tu m’apprends la raison de ce rituel. Pendant longtemps, avant l’emploi de sucres spéciaux, j’ai aussi été capable de distinguer au glissement du liquide sur l’assiette froide la cuisson "au boulé" ou au "petit boulé"...
    Je transforme ainsi en pots multicolores les fruits que je cueille dans les bois et les prés : myrtilles et mûres en été, prunes, surreau et airelles en automne, nèfles et baies d’églantiers quand la gelée d’hiver les a ramollis. Finalement, ce que j’aime c’est la quête patiente des baies, les rites de la cuisson, l’odeur des confitures... et nous peinons à les manger. Les pots s’entassent sur le dessus de l’armoire.

    • Claudine Répondre

      Bonjour Suzanne,
      Mon mari et moi avons renoué avec la préparation des confitures, cette année ... la récolte de prunes (chez ma belle-mère) étant particulièrement abondante ! Nous avons refait les gestes que nos parents et grands-parents ont faits ... Je revois ma grand-mère qui "écumait" le dessus de la bassine à la fin de la cuisson. Je me demande pourquoi. Avez-vous une idée ? Pourquoi ne pas la laisser dans la confiture alors que cette écume était utilisée pour garnir des tartes.

      • Françoise Répondre

        Pourquoi "écumer" les confitures ? pour une simple raison d’esthétique. Ce résidu de sucre laisse un dépot blanchâtre sur le dessus du pot ou,pire, trouble la limpidité des gelées. Enfants, nous mangions avidement cette mousse blanchâtre... sucrée, mais pas très parfumée.

        • Jeannine K Répondre

          Françoise,
          Je suis Mamine confiture ! j’ai assisté, petite fille, à la confection en famille des confitures de saison.
          Pêches, abricots, prunes, reine Claude, groseilles vertes et groseilles rouges du jardin auxquelles on ajoutait des framboises ce qui donnait un goût plus raffiné aux groseilles
          Fraises, que l’on trouvait en abondance, à petit prix puisque nous en consommions à tous les repas et surtout le soir .
          J’ai expliqué à ma petite fille de 6 ans comment écraser ses fraises et tremper sa tartine dans ce délicieux jus additionné de sucre. Elle a fait une découverte et m’a dit : ’merci Mamine pour ce conseil’
          Je fais depuis 5 ans des confitures de mûres que je vais cueillir dans mon nouveau quartier qui par chance offre beaucoup de buissons de ronces. Cela demande de la patience, une bonne protection du corps ( car il y a non seulement les picots il y a aussi des orties aux environs ) mais c’est un réel plaisir de rentrer triomphante avec 4 à 5 kg de fruits, qui nous donne une délicieuse confiture.
          Ce qui me fait le plus plaisir c’est d’avoir transmis le ’ virus’ à ma fille qui elle aussi s’applique à faire ses pots pour l’hivers et partage le plaisir avec sa voisine.
          La transmission est assurée.

          Mamine Jeannine

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