Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

14. LES LOISIRS

En ce temps-là le temps durait beaucoup plus longtemps que maintenant. Nous ne sautions pas en voiture d’un endroit à l’autre (et même pas en tram, puisque seul mon père avait un “parcours” pour ne pas payer), les trajets à pied pour aller et venir de l’école étaient longs mais nous avions le temps, le goûter pouvait s’éterniser un peu avant de faire les devoirs, les dimanches n’avaient pas de fin et le temps des vacances durait une éternité. J’ai demandé un jour à ma mère comment elle avait fait pour nous élever avec si peu de moyens et tant de travail à faire. Elle m’a dit que oui elle avait beaucoup de travail, mais qu’elle le faisait à sa guise, à sa manière, sans chef et sans collègues, et qu’elle n’était pas “stressée”. C’est vrai que le téléphone ne sonnait jamais puisqu’il n’y en avait pas, que lorsque nous étions malades, nous restions à la maison et qu’il ne fallait pas s’inquiéter pour ce qui se passait au bureau, ni de savoir qui allait nous garder alors que les jours de congé filaient.

Pendant les vacances nous allions avec elle au marché de Saint-Gilles (qui n’était pas tout près). Le caddie n’existait pas (pour moi c’est une des inventions les plus importantes du siècle). Il fallait donc porter les fruits, les légumes, le poisson, dans des “sacs à commissions” ou dans un panier. Ma mère était bien contente d’avoir de l’aide et nous la suivions vaillamment d’échoppe en échoppe. Elle faisait en effet au moins trois fois le tour du marché pour comparer la marchandise et les prix. Un jour elle a entendu une marchande dire dans son dos : “ Zij’d al dra kere de toer gedoen en alles bezien en niks gekuupt” (elle a déjà fait trois fois le tour du marché et tout regardé et rien acheté). Les fois suivantes ma mère est passée devant son échoppe et n’a pas regardé et n’a plus jamais rien acheté. Je pense que la marchande se l’est tenu pour dit et on ne l’a plus entendue.

Mais il y avait d’autres choses passionnantes à faire. Comme je l’ai dit, en été, les jours de congé de mon père, nous partions dans la forêt de Soignes. Nous jouions à “rolleke bolleke” sur les pelouses du bois des Capucins et nous marchions, marchions. Un jour nous avons même été à Malines à pied, en partant sans doute du dernier arrêt de tram hors de Bruxelles, je ne m’en souviens plus. Notre grande joie, en revenant de ces expéditions, était d’aller à l’épicerie du coin de la rue de Serbie, acheter du Spa citron ou du yaourt à la grenadine. Nous mettions le Spa citron à refroidir dans un seau d’eau de pluie à la cave, et nous le buvions avec délice. Nous ramenions des fleurs des champs qui dépérissaient tout de suite sauf une fois où nous avions ramené un genre de marguerites qui ne se fanaient pas du tout. Après avoir subi le bouquet dans “son chemin” pendant deux ou trois semaines, ma mère avait fini par le jeter à la poubelle.

Je me souviens d’un voyage à Dinant, quelques temps après la guerre. Ma mère avait fait ce genre de voyage avec son frère, avant la guerre et avant son mariage. Elle avait fait des marches dans la forêt de Saint-Hubert et ce genre d’expédition qu’il préparait soigneusement. Je ne me souviens absolument pas du voyage mais seulement du moment où ils nous ont dit, assis tous les quatre dans un restaurant, que les choses avaient coûté beaucoup plus cher que prévu et que nous devions rentrer au lieu de continuer. Je me souviens comme si j’y étais maintenant de leur humiliation et de notre atterrement.

S’il faisait moins beau ou si c’était l’hiver, nous allions nous promener à la “chaussée”, c’est-à-dire la chaussée de Waterloo, entre la porte de Hal et la Barrière de Saint-Gilles. Nous regardions les magasins sans jamais rien acheter sauf une fois, mais nous étions déjà adolescentes. Nous avons eu droit chacune à une veste, la mienne beige et celle de ma soeur, rouge. Extraordinaire !

Il arrivait parfois cependant que nous partions, avec beaucoup de mystères, pour acheter un cadeau pour la fête des mères. Notre père participait bien entendu à l’achat et je me souviens d’avoir ramené un jour un genre de boîte à bonbons en porcelaine, avec un couvercle couvert de roses colorées et moulées en relief. J’imagine que, comme toutes les mères, elle a fait semblant que ça lui plaisait. En tout cas, elle était toujours dans la “vitrine” du buffet jusqu’à leur départ en maison de repos.

Un jour où nous nous promenions à la rue Haute, que ce soit pour y faire des achats ou non, je ne sais plus, nous avons perdu ma soeur. Pendant que mes parents regardaient une vitrine, elle avait tourné le coin, et ne savait plus où elle était. Elle avait erré, nous cherchant, pendant que nous la cherchions d’un autre côté. C’est pour ça que j’ai toujours dit à mes enfants et petits-enfants de rester sur place s’ils ne me voyaient plus. Finalement, ne la trouvant toujours pas, mon père nous a ramenées, ma mère et moi, à la maison. Je suppose que j’étais épuisée. En tout cas j’étais en larmes et ma mère aussi. Il est reparti pour le bureau de police et c’est grâce aux policiers qu’il l’a retrouvée. Une brave dame, ayant vu une enfant en larmes qui ne retrouvait plus ses parents, l’avait amenée dans la cour de l’hôpital Saint-Pierre et l’avait laissée là. Je suppose que le personnel de l’hôpital a prévenu la police et que c’est comme ça que mon père l’a récupérée. Elle avait eu la peur de sa vie, mes parents et moi aussi.

Il y avait bien sûr des jours plus gais comme la foire sur le parvis Saint Antoine. Il y avait un moulin avec des balançoires qui montaient et descendaient. Les enfants poussaient des hurlements de joie. Je n’y serait pas montée pour un empire, j’ai même le vertige sur les chevaux de bois ! Je n’ai par contre aucun souvenir de la foire du Midi. Je ne sais plus si nous y allions ou pas. Par contre, je me souviens d’avoir assisté quelques fois à des jeux de balle pelote sur la place devant l’hôtel de ville de Saint-Gilles. Mon cousin Georges faisait de la balle pelote, peut-être allions nous le voir. Je ne sais plus. A ma connaissance on ne joue plus à ce jeu là à Bruxelles.
Il y avait aussi des sorties “stijf”. Cela se passait le dimanche, avec tout le monde “en dimanche” et rituellement nous allions voir, avec mon parrain et sa femme, la floraison des cerisiers du Japon à Boitsfort. Ou bien nous allions au bois de la Cambre, parfois avec mon “cousin” Jean-Pierre, nous promener et parfois prendre le bac qui menait au chalet Robinson. C’étaient des jours spéciaux, d’où nous revenions dans un état second, dû à la tension d’avoir été sages et convenables toute la journée.

Il y avait aussi les visites de famille. Chez mon parrain, avenue Emile de Beco, près de l’hôpital d’Ixelles. En général, nous y allions pour recevoir notre “Saint-Nicolas”. Marraine Emilienne, qui était une maniaque de la propreté, n’aimait pas recevoir à dîner. Trop de dérangement et de vaisselle à faire. Nous allions donc goûter un dimanche après-midi, nous recevions des petit sandwiches, de la charcuterie délicate avec du café servi dans une porcelaine tout aussi délicate. Nous ne devions pas faire de bruit et manger proprement. Comme mon parrain gagnait bien sa vie et qu’ils n’avaient pas d’enfants, tout chez eux était “cossu”, avec abat-jours en soie, coussins en velours, beaux cadres dorés, tapis. Le luxe suprême à nos yeux.

Les visites chez la soeur de mon père étaient tout à fait différentes et beaucoup plus relax. Elle habitait toujours des endroits bizarres. Pendant tout un temps elle avait été concierge dans un immeuble rue de Ligne, qui me paraissait très étrange. En fait, comme nous y allions quand les bureaux étaient vides, tout résonnait et tout était noir. Par la suite, quand son fils s’est marié avec une certaine Renée, ils ont fini par habiter le cinquième étage d’un immeuble rue Neuve. Je pense que c’était le coin de la rue Saint-Michel, celle qui va vers la place des Martyrs. C’était un appartement sous les combles, avec toutes sortes de petites pièces mansardées. Ma mère ne comprenait pas qu’on puisse habiter “en ville”, avec toute la circulation et tout le bruit mais ma tante adorait ça. Mon oncle Jean était ce qu’on peut appeler un peintre naïf. Il peignait pendant ses heures de loisirs et avait même peint sur les portes, à la grande horreur de ma mère qui s’imaginait ses locataires faisant la même chose.

Ma tante était la bonté même, grosse, grasse et bien gentille. Elle avait connu son futur mari avant qu’il ne tire un mauvais numéro pour le service militaire. Il avait donc dû partir sous les drapeaux, y était resté trois ans, je crois. Il avait été rappelé pour mater des révoltes d’ouvriers puis il avait fait les quatre ans de la guerre 14-18. C’était tout le contraire du héros, il racontait d’ailleurs que si les soldats sortaient des tranchées et montaient à l’assaut, c’est parce qu’il y avait des gendarmes derrière, prêts à tirer sur les tire-au-flanc. Pendant ce temps-là elle avait été constamment tenue à l’oeil par sa future belle-mère qui entendait qu’elle reste fidèle à son fils.

Elle avait connu un début de mariage dans la plus extrême pauvreté, des caisses à oranges servant de chaises et de rangements. Ils n’avaient qu’un seul fils, auquel mon père tenait beaucoup. C’est mon père qui avait poussé à ce qu’il fasse un apprentissage de linotypiste, après quoi il avait eu un bon métier. Mon cousin Georges n’a jamais eu d’enfants et j’ai perdu le contact avec lui quelques années avant sa mort. Il habitait Beauval à l’époque et venait quelques fois rendre visite à mes parents, qui habitaient avenue Wannecouter . Il était toujours accompagné de son énorme chien qui faisait une peur bleue à ma mère. Mon père lui a demandé de venir sans son chien et il n’est plus jamais venu. Je n’ai pas été à son enterrement.

A part ça mes parents n’avaient pas d’amis. Notre cercle était donc très restreint et nous n’avions guère de contact avec l’extérieur.

Par contre, nous avions un contact avec un extérieur plus artificiel mais combien passionnant. Nous étions fous de cinéma, mon père, ma soeur et moi. Ma mère pas, elle trouvait tous les films idiots. Ce n’était pas gai d’aller au cinéma avec elle, au retour elle démolissait tout le rêve. Ce n’était pas tellement plus facile avec mon père, parce qu’il marquait tout haut son approbation ou sa désapprobation de ce qui se passait à l’écran et nous étions horriblement gênées. Nous avons été bien contentes quand nous avons pu y aller rien qu’à nous deux. Il y avait des salles de cinéma partout, dont une derrière l’église Saint-Antoine, le Movy, qui existe toujours. Le cinéma ne devait pas être cher parce que nous y allions souvent.

Les films dans les salles de quartier étaient toujours doublés. Il n’y avait des films en langue originale qu’en ville, où nous n’avons été qu’à l’adolescence.

Je me suis construit tout un monde à partir de films, américains surtout, mais j’y reviendrai.

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1 commentaire Répondre

  • Jean-claude Répondre

    bonjour suzanne je viens de tomber tout à fait par hasard sur ce site,merveille de l’internet,tout ce que tu raconte sur ton enfance m’a fait revivre la mienne,je suis originaire de Forest et tous les dimanches j’étais au cinema "Movy" avec son plafond bleus clairsemé d’étoile brillantes,ses "chocolats ,nougas,bonbons"ses affiches d’acteurs et actrices américaines,l’école commerciale au bout de la rue derrière l’église Saint Antoine,la Brasserie wielemans,le parc Duden et de forest à l’époque ou il y avait encore des porc epics et trois gardiens en uniforme vert sombre.Que de souvenirs ça m’évoque.mon père était pompiers à Forest et nous habitions juste derrière et il passait parfois par le mur avec une échelle pour me faire une surprise...bref merçi beaucoup.Jean-claude Stassin

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