Leur vie n’avait pas toujours été aussi “facile”. Mon grand-père était mort lorsque ma mère avait cinq ans et son petit frère deux. Il est mort d’une pneumonie et ma mère s’est souvenue jusqu’à la fin du cri atroce que sa mère avait poussé à ce moment. C’était d’autant plus douloureux qu’elle avait dû attendre dix ans avant de pouvoir l’épouser. En effet, mon grand-père maternel était un bourgeois (il avait d’ailleurs deux voix aux élections) tandis que ma grand’mère était une bonne d’enfant venant de sa campagne natale de Leefdael. Ma mère me racontait souvent que sa mère devait porter l’enfant de ses patrons tout au long de leur promenade, au Bois probablement. Elle finissait par pincer les fesses du bébé qui se mettait à hurler et ma grand’mère prétendait qu’il voulait sa mère. Ma grand mère devait aussi repasser les vêtements de l’enfant dont elle avait la charge. Elle parlait souvent du travail qu’était le repassage des robes en organdi des petites filles, dont les plis sur la poitrine étaient repris dans la ceinture et “blousaient”. Bien entendu , à mesure du repassage, ce qui était déjà fait se chiffonnait à nouveau. Evidemment les parents de mon grand-père avaient tout fait pour qu’il ne l’épouse pas.

Mes grand-parents avaient fini par réussir à se marier. Ils avaient eu un premier enfant qui était mort pendant l’accouchement (il pesait 5 kg) puis ma mère en 1902 et mon oncle en 1905. Ils avaient ouvert un magasin à Ixelles. C’était un genre d’épicerie-verdurerie, un peu le même genre qu’on trouve chez les Turcs aujourd’hui. Ils étaient entreprenants et ma grand’mère par exemple lavait des kilos d’épinards, les cuisait et en faisait des boulettes à emporter. Bien entendu on n’y trouvait pas des fraises à Noël, ni de produits exotiques. Il y avait les fruits et les légumes de saison, qu’on emballait dans des cornets de papier brun ou de papier journal. Pour les clients suffisamment fortunés il y avait des petits pois tout écossés qu’on servait à l’aide d’une mesure en étain, et des fèves coupées au moment de l’achat à l’aide d’un appareil à manivelle où l’on introduisait fève après fève qui ressortaient de l’autre côté en tranches ad hoc. Quand j’étais petite, cet appareil m’émerveillait et je serais restée des heures à voir faire les marchands. Malheureusement, ma mère n’en achetait jamais et nous rentrions à la maison avec les fèves entières à couper soigneusement avec un couteau “petit moulin” et des petits pois à écosser sans un perdre un seul, avec l’oeil éveillé pour éliminer ceux qui avaient un habitant. Il y avait fort peu de conserves, pas de surgelés, de sucre en morceaux (le sucre se vendait en pains, qu’on cassait avec un marteau à sucre), de café moulu et emballé, presque rien n’était préemballé d’ailleurs, on apportait son récipient, comme pour le lait. Le lait, le beurre, les oeufs et le fromage étaient vendu à la crémerie, le lait était cru et il fallait le faire bouillir tout de suite en le surveillant attentivement pour qu’il ne déborde pas. C’était encore comme ça dans mon enfance et je reconnaîtrais l’odeur du lait brûlé sur la cuisinière à un kilomètre, parce que bien entendu je lisais au lieu de faire attention au lait. La viande s’achetait chez le boucher, le poisson chez le poissonnier ou au marché, les fournitures pour coudre à la mercerie, le charbon chez le marchand de charbon, les clous à la quincaillerie, les produits d’entretien à la droguerie, etc. Les produits d’entretien étaient d’ailleurs très simples, il y avait du savon noir, de l’eau de Javel, de l’ammoniaque, du blanc d’Espagne pour l’argenterie, du noir pour le poêle, du savon de Marseille, du savon en paillettes pour les lessives délicates, du cirage pour les chaussures, dans des petites boites rondes qui s’ouvraient avec un oeilleton sur le côté, système que je trouvais prodigieux.
Il y avait des rues où se regroupaient les commerces spécialisés, comme la rue Blaes où l’on trouvait les marchands de papier-peint ou la rue Haute, pour le prêt-à-porter bon marché. Il y avait dans cette rue des racoleurs qui tentaient de faire entrer les gens en leur faisant miroiter des merveilles, exactement comme dans les pays arabes aujourd’hui.

La mort de mon grand-père le 24 décembre 1907, après 7 ans de mariage, a mis fin au magasin, je n’ai pas su pourquoi. Je suppose que c’est lui qui allait au marché matinal et rapportait la marchandise et qu’une femme seule ne pouvait pas se débrouiller. Je pense qu’elle a vécu de ses économies. Elle avait évalué qu’elle tiendrait jusqu’à ce que son fils travaille. Pendant la guerre de 14, la vie avait été extrêmement dure et de temps à autre, elle allait dans sa famille à Leefdael. La vie y était primitive, on mangeait le lard avec les vers, son frère (Nounkel Phile) disant que c’était aussi de la viande. Le même oncle était une grosse brute bénie des Dieux parce qu’il n’avait jamais eu mal aux dents. Du coup il niait l’existence du mal aux dents. Il disait “Da kan ni zier daun, das bien” (Ca ne peut pas faire mal, c’est de l’os). Bien entendu il y avait un tas d’histoires sur ces hommes de Cro-Magnon, dont celle du même oncle qui a trouvé moyen d’encore faire deux enfants à sa femme alors qu’elle était clouée au lit par une phlébite. Ca ne l’empêchait d’ailleurs pas de diriger toute la maisonnée, les filles aînées tenant le ménage et élevant les petits pendant qu’elle tricotait toute la journée.

Pendant la guerre, ma grand’mère était autorisée à glaner, c’est à dire ramasser le grain tombé après la moisson, ce qui lui apportait de la farine pour faire du pain. Ma mère savait être indisciplinée et une de ses histoires favorites était celle où elle était tombée dans la Voer, le ruisseau qui passait derrière la ferme près d’où il était bien entendu interdit de jouer. Sa mère avait dû essuyer les critiques de sa famille et n’était pas contente. Par contre, ma mère avait été promue éplucheuse de patates, personne ne faisant des pelures aussi fines. A l’école elle recevait chaque année une robe triste et grise, distribuée aux orphelines. C’était un supplice pour ma mère d’aller chercher cette robe devant toute la classe. Tout en la comprenant, elle en voulait encore à sa mère de l’avoir obligée à le faire.

Ma grand-mère retournait d’anciens pantalons pour en faire des costumes pour son fils mais pour les chaussures le problème était beaucoup plus grave. En effet, tous les enfants mettaient des bottines lacées à cette époque mais celles des filles étaient arrondies sur le devant de la cheville tandis que celle des garçons étaient toutes droites. Quand sa mère essayait de lui faire porter les bottines devenues trop petites de sa soeur, c’était l’horreur, il pleurait à chaudes larmes en disant que “da zijn maskes schoene” (ce sont des chaussures de filles).

Pour la communion de ma mère, qui a dû se passer en 1914, ma grand’mère a employé les vestiges d’un luxe évanoui. Elle a employé le manteau et la robe de baptême de son fils, qui même en portant l’enfant sur les bras, tombaient presque à terre. Le résultat était magnifique. Ils habitaient toujours Ixelles à l’époque et pour ma mère c’était le paradis de son enfance. J’ai souvent entendu parler de la rue Elise et de la chaussée de Boendael, qu’elle connaissait comme sa poche. Elle allait jouer à la plaine des manoeuvres, où se trouve actuellement l’ULB. Bien entendu toutes les courses et les visites se faisaient à pied et on allait facilement voir une tante ou une cousine dans le bas de Saint-Gilles en faisant l’aller-retour à pied.

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2 commentaires Répondre

  • clodomir Répondre

    faire bouillir le lait ! Quel piège !
    je m’en occupe et je reste l’œil rivé sur le récipient plein de lait que je viens de placer sur la cuisinière ; je ne le quitterai pas des yeux un instant ; cette fois, il ne m’aura pas ; mais que c’est long, il ne se passe rien....toujours rien....je reste attentif mais ça n’en finit pas... et puis personne ne peut tenir son attention aussi longtemps sans faiblir....ça y est, j’ai lâché un instant...le lait qui me guettait sans doute autant (plus ?) que je le guettais en profite, monte, déborde et se répand avant que j’aie le temps d’intervenir... ;
    comme d’habitude : il m’a eu !
    à moi les "félicitations" maternelles !

  • jeannine Répondre

    un souvenir me reviens en vous lisant

    le lait que nous faisions bouillir devait être surveillé attentivement
    mais nous avions le " broubeleir" petite pièce de faience déposée au fond de la casserole qui se mettait à sauter dès que le lait commençait à chauffer et nous prévenait de l’imminence de l’ébullition

    et en refroisissant une crème épaisse se formait à la surface, crème délicieuse à mes yeux qui n’a rien à voir avec la pellicule inqualifiable que nous découvrons aujourd’hui en faisant bouillir le lait stérilisé

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