En juin 1951, je terminais mes humanités gréco-latines et, dans le même temps, je décrochais le diplôme de technicien en publicité en cours du soir.
J’avais 18 ans accomplis et l’esprit déterminé à déjouer les pièges de la société.
Incité par un de mes professeurs qui m’appréciait, je me fis membre du Club de la Publicité où se rencontraient les professionnels du métier, un soir par semaine, dans les salons du CYGNE, Grand’ Place à Bruxelles. La plupart des patrons d’agences, gonflés de leur importance, y paradaient, l’air aimable et prêts à prodiguer leurs conseils avisés aux plus jeunes, aux dents longues, qui buvaient leurs paroles.
Novice dans le métier mais pas le dernier à me pousser du col, j’avais attiré l’attention du chef de Publicité d’un Grand Magasin qui m’engagea sur-le-champ sur ma bonne mine.
A mes yeux innocents, c’était une première victoire, même si les appointements provoquèrent un désappointement.
Celui de mon père, ancien chef du Syndicat des Grands Magasins belges, qui s’exclama :
« Ah, mon pauvre ami, tu aurais tort de pavoiser... Ce grand magasin c’est le roi des exploiteurs et leur patron s’en tape de l’état de misère de son personnel !
Les petites vendeuses, si elles ont un beau petit c... n’ont pas de mal à se faire un beau supplément après leurs heures de travail ! Il y a assez de clients pour ça ! »
A dire vrai, cette opinion de patron paternaliste avait un fond de vérité en 1950, quand l’argent était rare et la vertu compromise par les tentations. Les « Vieux Beaux » comme on les appelait à cette époque, avaient beau jeu d’attirer dans leurs filets les jeunes vendeuses, pauvres pour la plupart, que leur baratin à la guimauve mettait dans leur voiture d’abord et dans leur lit ensuite !
Ce premier contact avec le monde du travail me dessilla les yeux : sous des dehors aimables l’homme est un loup pour l’homme et il faut peu de temps pour s’en rendre compte, la jalousie et l’hypocrisie affleurent bientôt à la surface.
Le sourire cache souvent des dents qui ne tardent pas à mordre ; parmi le petit personnel du Service Publicité, il y avait trois dessinateurs qui se prétendaient « artistes et créateurs », un vieux comptable qui refoulait du goulot, deux secrétaires, l’une plutôt jolie, l’autre enviant sa collègue et se désespérant de son embonpoint qui la complexait et expliquait échec sur échec dans ses tentatives sentimentales.
Enfin, sinistre d’entre les sinistres, un sous-chef de bureau, d’origine batave, mal dans la peau et tirant le diable par la queue avec une famille de trois enfants et sa femme, une virago qui lui menait une vie infernale.
Revenant à moi, jeune homme sans charges ni responsabilités, j’étais le nouveau venu à qui on faisait bonne figure mais dont la totale liberté de ton et d’allure agaçait les plus âgés.
J’étais gai, sans souci, toujours le mot pour rire comme si la vie quotidienne n’avait pas de poids sur moi.
Réflexion amère du comptable à mon sujet, alors qu’il me croyait sorti des bureaux : « Mais N.. de D..., pour qui se prend-il, ce blanc-bec, qu’est-ce qu’il connaît de la vie, ce gamin de mes deux.. ! »
L’expérience de ce Grand Magasin fut profitable, bien que de courte durée : 14 mois pendant lesquels je me familiarisai avec tous les secteurs de la publicité : « Cette stupide réclame, selon mon père, qui pousse les gens à dépenser plus qu’ils ne gagnent ! »
Estimant en savoir assez, je décidai de me projeter ailleurs.
Quand, au début de 1952, je décrochai un poste de petit chef de Publicité chez HOMode, une petite chaîne de magasins de mode « homme », je me sentis comme un poisson dans l’eau dans ce métier où je n’avais de comptes à rendre à personne, sauf au vieux patron qui engrangeait les bénéfices et se frottait les mains de mon engagement, sans m’en faire compliment.
Il faut se souvenir qu’à cette époque - au milieu du siècle - les voitures, les restaurants, les voyages à l’étranger, tout cela n’était pas à la portée du commun des mortels et la seule grosse dépense que s’autorisaient les humbles , c’était s’offrir le luxe d’un vêtement !
Communions, mariages, fêtes, chacun et chacune étaient soucieux d’être sur leur 31, c’est-à-dire endimanchés ! .
On devine pourquoi j’avais caché à mon patron, le jour de mon engagement 10 mois plus tôt, que je n’avais pas encore fait mon service militaire, ce qui signifiait 24 mois d’absence. Quand, quelque peu embarrassé, je mis au courant ce brave homme de mon indisponibilité, son visage se rembrunit d’abord pour marquer son dépit ; puis, après quelques secondes de réflexion, il me demanda de poursuivre mon activité à son service chaque fois que l’armée m’en offrait l’occasion.
Je sentis à ce moment de vérité qu’il croyait ne pas pouvoir se passer de moi, à en juger par les compliments - les premiers dans sa bouche - qu’il fit sur la qualité de ma collaboration.
S’ensuivit une proposition pécuniaire non négligeable, suivie d’une contre offre plus alléchante, suite à mes hésitations... calculées.
L’argent est le nerf de la guerre et sans être familiarisé encore avec la stratégie militaire, j’avais compris la logique du commerce ; quand on détient le pouvoir de décision c’est comme si on tenait son patron en joue : il ne lui reste plus qu’à lever les bras ou, si vous voulez, ouvrir son portefeuille !
La dure loi du profit l’emportait sur tout autre aspect de la question.
Je partis donc sous les drapeaux avec la confiance que donne un beau petit pécule et la certitude que je tenais la bonne idée : lancer, dès mon retour à la vie civile, une Agence de Publicité spécialisée dans la mode qui compterait des centaines de magasins convaincus par mes méthodes.
Mais cela fera l’objet d’un nouveau chapitre.
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Les débuts ont bien changé aujourd’hui... Ces marques de confiance, ces offres alléchantes ne sont plus aussi courantes aujourd’hui sauf si on développe une énergie sur-humaine sur un certain laps de temps... ce qui prédispose les jeunes adultes qui rentrent dans la vie active à ne plus lâcher le pied de l’accélérateur !!!!
Comme Dadu, je me pose bien des questions sur l’emprise de l’appat du gain ou de la défenses de ses droits matériels dans la conduite de notre vie !
Merci pour ce témoignage !
* Yaël *
Animatrice Magusine