Ce texte a été rédigé en mars 2005. Notre fils est parti le 21 août 1971. Après 34 ans, ces lignes ont été écrites afin que Luc ne meure pas.
24 août 1971. C’est une très belle journée que l’été finissant nous offre. Les bouleaux perdent déjà leurs premières feuilles et les colchiques fleurissent le long du chemin de Chacoux, hameau d’Annevoie. Mais ce bel été est le plus dramatique de notre vie. Aujourd’hui, nous enterrons Luc, notre fils aîné.
Les cloches de l’église sonnent. Mâchoires soudées, bouche desséchée, anesthésiée, je suis dans un autre monde, je ne sens plus rien. Je me rappelle peu de choses de cette journée, sauf que, vieille habitude campagnarde, hommes à droite, femmes à gauche, son Papa et moi sommes séparés pendant l’office. Le chemin vers le cimetière, la collation traditionnelle, les marques de sympathie, je vis tout cela dans un état second. J’ai toujours traversé les moments spéciaux de ma vie, qu’ils soient heureux ou malheureux, dans cet état.
La famille, les amis, quelques copains d’école rassemblés à la hâte et contents de se retrouver après les vacances, parlaient et riaient même. Dans le courant de l’après-midi, son Papa et moi nous nous échappons et retournons seuls sur la tombe. Mais que s’est-il donc passé pour que nous nous trouvions là devant ce caveau, couvert de fleurs blanches, en plein soleil ?
Jeudi 17 juin. Luc n’est pas bien. Nous nous rendons chez le médecin de famille qui conclut à une infection urinaire.
Mardi 22. Dernier jour des contrôles : écriture. Luc est gaucher, comme sa Maman, et écrit mal. Tôt le matin, il entre dans notre chambre : il a des nausées. Je mets cela sur le compte de l’angoisse et lui dis : « Je sais que c’est difficile pour toi de bien écrire, fais ton possible et après-midi, tu retourneras chez le médecin « . Le voilà rassuré et moi aussi, mais pas pour longtemps. Devant l’inefficacité de son traitement, le docteur penche maintenant pour une appendicite. Luc doit être opéré d’urgence. Vers 14h00 heures, ma directrice me libère. Elle me donnera congé jusqu’à la fin juin.
Je prépare le petit, fort confiant, et nous partons pour la clinique St-Joseph , avenue Malou. Il sera opéré à 17h30. Malgré que son Papa et moi travaillions dans la chambre, le temps devient long, il y a plus de deux heures qu’il est parti. Et je songe : au fond, mon fiston a toujours été, à mes yeux, le malchanceux de la famille ; coutures, cicatrices et plâtres n’ont pas de secret pour lui. Après ces deux longues heures, nous devenons inquiets. Enfin la porte s’ouvre, le Docteur Chapelle entre, calme.
« L’intervention a été plus longue que prévu, il y a une complication, le chirurgien a retiré une tumeur ».
Et si c’était une tumeur maligne ? Mon gamin si beau, si fort, si bien portant ! Ce n’est pas possible. On n’a pas le cancer à sept ans ! Je hais le cancer, il ronge, il est sournois, il est infect.
Luc remonte après 2h45. Que de questions dans ma tête folle ! Petit à petit il sort de son brouillard, ne comprend pas le pourquoi de tout cet attirail qui le cale au lit. Je passe la nuit et la journée suivante près de lui, demain ce sera au tour de Papa.
Jeudi 24 juin : jour le plus horrible de notre vie. Le Docteur Graff, qu’il appellera « docteur agrafe » nous dit : les résultats de l’analyse sont catastrophiques, le cas est désespéré. Le verdict tombe : Luc est atteint d’un lymphoblastosarcome. La tumeur enlevée touchait des organes vitaux, des métastases galopantes envahissent le péritoine. Mon petit garçon va mourir ! Ce soir-là, son parrain l’a veillé, nous nous sommes sauvés en sanglotant comme des enfants ; fuite éperdue chez tante Monique où Anne et Yves dormaient déjà.
Dans les jours qui suivront, son Papa ira demander conseil tous azimuts à plusieurs médecins. Le Professeur Maisin lui-même, cancérologue réputé de Leuven, après lecture du protocole, dira : « Ne me l’amenez pas, ce serait une fatigue inutile. Je ne peux rien faire ». Alors quoi ? Cobalt ? Chimio ? Pour une guérison ? Non ! Une petite rémission. Eh bien NON, Luc ne souffrira pas, il ne perdra pas ses beaux cheveux blonds.
La prise en charge d’Anne et Yves par leur tante nous permettra de veiller à tour de rôle les dix-huit jours passés en clinique
Je me souviens avec émotion de l’anesthésiste qui passait presque tous
les soirs ; il portait toujours des lunettes solaires. En pensant à un personnage de ses Lucky Luke, tant lus et relus, Luc l’appelait « le docteur des voleurs ».
Nous remercions du fond du cœur tous ces médecins qui ont toujours dit la vérité. Cela nous a permis de vivre intensément la fin d’une petite vie à peine commencée.
Samedi 10 juillet. C’est l’adieu à la clinique St-Joseph. Nous filons à Annevoie achever sa convalescence. Le mensonge commence ; il faudra lui mentir, lui mentir jusqu’au bout. Installé dans la voiture de son oncle Pierre, plus confortable que la nôtre, il rayonne. Luc aimait la vitesse et le conducteur, pris au jeu, disait :" 120, 130, 140..., Luc".Luc allait retrouver ses arbres ; il était heureux. Son Papa, qui suivait seul, pense et revoit son fils cinq mois plus tôt à l’enterrement de son grand-père. Jacques a perdu son père et son fils à six mois d’intervalle. Anne et Yves nous rejoignent le lendemain. Devant l’insouciance de deux enfants - huit et trois ans et demi - nous essayons de vivre un semblant de vacances ; C’est un très bel été.
Nous installons le malade dans une pièce du bas. Par la fenêtre ouverte, les amis du village entrent et sortent ; ils viennent jouer, parler et rire avec lui. Un lapin vivant, appelé Nicolas en souvenir de son meilleur ami, passe beaucoup de temps sur son lit.
Mercredi 14 juillet : c’est son anniversaire. Nous lui préparons une grande fête. Tout le monde s’y met, nos petites voisines, Marthe et Michèle, décorent la pièce. Beaucoup de connaissances l’entourent. Il reçoit des cadeaux, les absents envoient des cartes. Sa petite cousine Catherine, sa préférée, est assise à côté de lui. Ce jour-là, nous avons son dernier sourire sur pellicule. Je le vois encore souffler avec peine les sept petites bougies.
Trente ans plus tard, Catherine, maman de Léonard, a glissé dans un bouquet de fleurs déposé sur le caveau, un dessin fait par son fils à l’intention de Luc.
Quelques jours plus tard, à l’occasion de mon anniversaire, il rassemblera l’argent de sa tirelire et enverra sa sœur au village, à l’atelier de La Forge, acheter un beau bracelet en maillechort. Je le porte rarement de peur de le perdre.
Il nous arrivait de faire quelques escapades. La dernière a lieu dans les bois qu’il aime tant. Pendant que les autres enfants jouent, allongé sur une couverture, sous un hêtre gigantesque, il s’est mis à peler, avec le canif paternel, l’écorce d’un morceau de bois. Quelle relique pour nous ! Cela se passe à Floreffe, dans le Bois de Salzinnes, rebaptisé par nous le « Bois de Luc ».
Le 16 août, son papa se rend chez le notaire de Dinant pour signer l’acte de rachat et de propriété de la maison. Quelques jours plus tôt, un entrepreneur visitait la maison afin de juger des travaux à effectuer. Le pauvre gamin croyait qu’on allait vendre. Mais non, il mourra donc bien chez lui.
Luc s’affaiblissait de jour en jour, bientôt il ne quitte plus son lit divan. Il dort une partie de la journée et angoisse la nuit. Nous le veillons tour à tour : plus question de dormir. Mais je tiens, il faut faire face. Les deux autres petits, les repas - pour Luc des boulettes à la sauce tomate, matin, midi et soir -, les lessives, les visites et surtout l’immense chagrin que je dois cacher, celui de le voir dépérir.
J’allais dans le haut du jardin, loin de tout, car j’étais à bout de forces. C’est à cette époque que j’ai compris le sens du mot « décharné ». Luc est un squelette que je lave, habille, soigne, masse et caresse.
Mais septembre approche ; il est conscient et inquiet.
« Que se passera-t-il à la rentrée ? Serai-je guéri ? »
« Non, ta convalescence sera longue. Les premiers jours de la rentrée, une jeune infirmière viendra près de toi. A 16h00 heures, j’irai chercher ton travail à l’école et nous le réaliserons ensemble. »
Mon médecin m’avait promis un certificat justifiant ma présence auprès de lui le temps qu’il faudrait.
Les jours avancent : il ne parle plus beaucoup mais il entend. Son papa chante en boucle « Le Petit royaume » de Julos Beaucarne. La dernière nuit, celle du 20 au 21 août, est une nuit de cauchemars. Comme la chèvre de Mr Seguin, il a lutté jusqu’au bout et le matin à 9h30, il a lâché prise. Il s’est éteint, seul. Son papa et moi avions quitté la pièce pendant quelques minutes.
Je pense ici à un passage du livre « Oscar et la dame rose », de E.-E. Schmitt :
« Il s’est éteint ce matin, pendant la demi-heure où ses parents et moi nous sommes allés prendre un café. Il a fait ça sans nous. Je pense qu’il a attendu ce moment-là pour nous épargner. Comme s’il voulait nous éviter la violence de le voir disparaître. C’était lui, en fait, qui veillait sur nous. »
Le quintette est devenu quatuor. Nous ne serons plus jamais tous ensemble.
Et après tout cela, il fallait continuer à vivre, à travailler...
Pendant des mois, nous avons été en rupture et avons évité tout contact avec amis et connaissances. Mais eux étaient plus obstinés que nous. Je pense surtout à Annette, décédée depuis 18 ans, qui un jour m’a dit : « On en parle ou on n’en parle pas ? ». Et nous avons beaucoup parlé. Elle avait l’intelligence du cœur.
Deux enfants sont venus agrandir notre famille : Eric, arrivé de l’Inde en 1973 et Nicolas, né la même année.
La période qui a suivi fut très dure. Ni mon mari, ni moi n’avons échappé à la dépression, mais nous nous sommes fait aider et, à long terme, nous en sommes sortis plus forts.
Martine L. Répondre
chère Elia, ton texte sur ton petit Luc, sa vie, sa maladie, son départ à sept ans de vie m’a bien évidemment émue jusqu’au plus profond...... tu le racontes avec un tel Amour, une telle Tendresse et tellement d’empathie...... mais , aussi, tu fais un tableau de ton petit Luc tellement humain et profond.... qu’on a l’impression de l’avoir connu, ce petit bonhomme de courage et d’intelligence..... que çà en est attendrissant !
comme toi, je crois que ceux que l’on aime et qui nous quittent nous protègent pendant leur maladie, ils sont tellement navrés de nous imposer cet immense chagrin et ce départ lent et difficile...... qu’ils puisent en eux une force incroyable pour y trouver des trésors de philosophie et d’humour pour adoucir nos coeurs et nos blessures.....
c’est un vrai mystère de la Vie qui nous laisse un peu sans réponse , tellement c’est beau ...... je suis sûre que ton petit Luc continue à insuffler en toi et en toute ta famille son courage, sa sagesse et sa bonté....
merci pour ce récit tellement fort et humain que tu nous offres là ......je suis convaincue que tu es une femme et une maman for-mi-da-ble ! reçois mes amitiés, Martine L.