Quatre fois vingt, plus quatre semestres et me voici à 82 ans, âge que je n’arrivais pas à apercevoir, même sur la pointe des pieds, tellement il me semblait lointain et improbable.
Depuis un certain temps, je suis étonnée autant qu’amusée par des marques de respect et de déférence, qui me disent clairement combien pour les autres je suis devenue "une vieille dame" à ménager. Même si l’on proteste : " tu ne fais pas ton âge ! je voudrais vieillir comme toi !". Il est vrai que malgré mon visage fatigué et ridé, et mes cheveux blancs, je garde une bonne santé, une allure encore alerte et une vie active. Du moins par comparaison à d’autres... J’ai beaucoup de chance et je ne peux que dire merci.
On commence à sentir que l’âge a fait un grand bond en avant au moment de la retraite. Dans mon cas, cela a été une pré-retraite, à 58 ans. Mon mari avait pris la sienne trois ans plus tôt. Lui qui travaillait depuis ses 14 ans, était heureux de pouvoir enfin faire ce dont il avait envie : écouter de la musique, filmer en amateur, voyager, flâner, ne pas être talonné par sa montre. Moi, je travaillais toujours et de plus en plus. Nos deux vies risquaient de devenir trop divergentes, je décidai d’arrêter. Avec toutefois une pointe d’inquiétude : "n’allons-nous pas enfiler nos pantoufles, ronronner, vivre à l’écart dans notre coin ?". C’est peut-être ce qui, inconsciemment, a provoqué dans mon corps un tas de petits malaises qui n’étaient pas coutumiers : maux de tête, perturbations digestives, cœur qui s’affole. Il faut du temps pour trouver son rythme de croisière, se faire une place au soleil, se créer de nouvelles occupations et de nouveaux intérêts. Surtout découvrir la joie de cette liberté toute neuve.
Je commençais à me sentir bien quand brusquement tout s’est arrêté. Par un bel après-midi du mois d’août, en finissant une partie de scrabble, mon mari s’est plié en deux sous le choc d’une douleur violente. Quelques minutes après c’était la fin. Heureusement j’étais à la maison et près de lui, mais n’aurais-je pas dû prendre au sérieux des signes avant-coureurs ? N’aurais-je pas pu deviner ce qui se préparait ? Combien de questions angoissantes me suis-je posées !
Me retrouver seule a été un nouveau palier dans la progression de l’âge... Comme si au beau milieu d’une danse l’on se retrouvait avec une poupée inerte dans les bras. Ou en pleine chanson à deux, la voix de l’autre se brisait, ne nous laissant entendre que l’écho de notre propre voix. Ce silence, cette absence, cette envie de découvrir un autre moyen de communiquer ! Malgré nos différences et nos disputes - et il y en avait ! - je me suis sentie vide, comme amputée. Je pleurais dans la rue, dans le métro, je lisais sans comprendre, je regardais la TV en me demandant comment pouvait-on faire des films aussi bêtes... Il m’a fallu longtemps pour retrouver le plein goût de la vie.
La mort est une réalité très présente dans ce qu’on appelle pudiquement le troisième ou le quatrième âge. Mort de ceux qui ont fait avec nous un bout de chemin : parents, compagnon, amis, de plus en plus nombreux, dont on garde le souvenir. Non pas comme une photo jaunie par le temps mais en sentant ce qui d’eux vit encore en nous. Ils me semblent constituer une part de moi-même et une famille qui m’attend de l’autre côté quand viendra mon tour. Car ma mort est au coin de la rue, j’y pense souvent comme à un délai inévitable et proche. Sans peur, je crois, mais avec une certaine curiosité. Savoir enfin... Ce qui m’inquiète le plus c’est le comment, au bout de quelle maladie, de quelle déchéance, de quelles dépendances ?
Entre-temps, je vis et j’ai le bonheur de découvrir des choses nouvelles à faire : la poterie, l’écriture, le métier de grand’mère... Quatre petits-enfants m’ont adoptée et je suis leur Mamie brésilienne. De l’autre côté de l’Atlantique, la famille s’agrandit : douze arrière-petits-neveux et nièces forment la sixième génération qu’il m’a été donné de connaître. Puis il y a les amis, la nature, le rêve réalisé d’un beau voyage au Guatemala, le quotidien ouvert aux imprévus.
Toute cette richesse m’a permis de dire, il y a quelque temps, que j’avais l’impression de vivre maintenant "un été indien". Avec l’âge on se sent plus libre. On a le temps, on ose s’exprimer, on a envie d’écouter et d’entendre. De comprendre. On se fait plus tolérant. La difficulté est parfois - ou souvent - que l’on se sent dépassé. Tout va si vite, tout change : les rues, la ville, les moyens de communication, les connaissances, les techniques, le langage et surtout, surtout les valeurs. Quel dinosaure suis-je devenue ? Quelle place est la mienne dans tout cela ? Que puis-je encore faire ? En refusant d’avoir un ordinateur et d’apprendre à m’en servir, est-ce que je ne deviens pas "analphabète" ?
Mais le grand âge donne envie d’être plutôt que de faire. Peut-être parce que nous n’en avons plus les moyens ni même le courage. Il reste alors à vivre le mieux possible ces dernières années, heureuses et difficiles. En étant ce que nous sommes. En allongeant les branches de notre arbre pour que plus de gens y trouvent ombre et réconfort. En nous préparant à ce qui vient et qui - heureusement - est de l’ordre de l’inconnu et de la confiance aveugle. Ne serait-ce pas cela retomber en enfance ?
Photo : www.volavue.com/ automne.htm.
Souris verte Répondre
2 octobre 2009 à 08h30min / IDU 07
bonjour, je suis une étudiante à l’Institut des Ursulines. Jai été très touché par ce magnifique texte. Il ma permis de réflèchir sur beaucoup de chose et ma fait comprendre à quel point c’est important de profité de la vie temps qu’on est encore jeune et en bonne santé je vous en remercie bonne continuation à vous