La poupée brisée...

Il y a maintenant déjà plus de cinquante ans... Pourtant, le souvenir en est encore si vif que je vous dis sans hésiter : "C’était hier..."
Ce Noël-là, quelque part autour de mes six ans, m’apporte un bonheur incommensurable. Pour la première fois de ma jeune vie, je deviens la maman attentionnée d’une poupée. Pas n’importe quelle poupée... ma poupée. Elle a un beau visage pâle, en carton pâte peint, relié à un corps de coton écru d’où deux mignonnes menottes tendent un poing mi-ouvert. Un index pointe vers le haut comme pour me dire : "Regarde maman !" Le majeur réconcilie les doigts repliés à l’index. Un peu sur le modèle de l’enfant Jésus de cire dans nos crèches. Deux jolis petits pieds émergent au bas. Des petits pieds que je peux couvrir des bas et des chaussettes de mon nouveau petit frère. Oh ! miracle ! Elle est coiffée de vrais cheveux...
Pas des pressés ou des peinturlurés sur la tête, là ! Des vrais, qu’on peut peigner.
Elle possède des yeux qui bougent, s’ouvrent et se ferment au gré de ma volonté. Une merveille ! Quand on n’a, à peu près, jamais rien eu à soi, la première possession revêt toujours un caractère bien spécial. Je me sens très importante et aussi très fière. Je nage dans la félicité la plus complète.

Un jour, pourtant, cette joie connaît un déchirement tragique. Je suis en colère. Les raisons de cette révolte sont depuis longtemps disparues dans les brumes de mon enfance. Une punition qui me semble injustifiée ? Peut-être... Je suis confinée à ma chambre. Je pleure, je peste, je tempête, je rage. Cette violence qui d’abord me fait frémir, se met soudain à bouillir et bientôt j’explose. Pour me soulager, il me faut une action d’éclat.
Je pose ma poupée, ventre de son en l’air, au pied de mon grand lit et grimpant sur le rebord, pieds joints, je saute sauvagement sur la pauvre innocente. Je lui brise le cou me brisant en même temps le coeur. Ma colère qui était montée si vite et avait provoqué ce débordement s’en trouve apaisée aussi rapidement que la soupe au lait quand on retire le chaudron du feu.
Je contemple, médusée, mon si cher trésor maintenant et à jamais handicapé. Mon enfant, la tête séparée du tronc, laisse échapper autant de son que moi de larmes. Nous nous vidons toutes deux par l’intérieur.
La source tarie, je me panse l’âme en pansant ma poupée.
Hoquetant encore, je remplis, du mieux que je peux, le corps flasque de la paille délestée. Beaucoup de colle et une vieille cravate de mon père assujettissent le corps à la tête le temps de la convalescence. Je la chouchoute, je la berce, je la cajole, je lui dis des mots doux, des secrets la nuit tombée, ne sachant pas encore que je soigne ma douleur.
Il reste cependant toujours un certain creux dans le corps entoilé de ma poupée qui, désormais, ternit ma joie.

Maintenant, chaque fois que je prends ma fille, une boule se noue dans mon estomac comme un remords compensant pour le vide créé au ventre de mon jouet préféré.

Mouffe
mouffe9 videotron.ca

1 commentaire Répondre

  • Donald Lanthier, St-Jérôme ( Québec ) Canada Répondre

    Ma première fois... par MOUFFE
    Chère Françoise,
    Votre texte "la poupée brisée", cette histoire vécue et ce souvenir vieux de 50 ans déjà fait frissonner. Cette histoire-là arracherait les larmes d’un caillou... La présence et la beauté de votre poupée vous apportent un incommensurable bonheur. Mais la colère, la tristesse et l’angoisse y trouveront asile.

    Vous passez, oserai-je dire, du romantisme sensible d’un dénommé Alfred De Vigny, à l’injustice, à la colère d’un V. Hugo et à la souffrance lamartinienne. L’indignation s’exprime en une méchante colère aux échos les plus contentieux et lointains. Ce souvenir fait trembler mon crayon ! "Nous nous vidons toutes deux par l’intérieur", précise votre deuxème paragraphe. Ouf !

    Entre une avalanche de tristesse, de larmes et de comportements colériques, avec le coeur en morceaux, le personnage, cette enfant de six ans se rebâtit. Vive la gradation : " je la chouchoute, je la berce, je la cajole" !

    Le suspens et les rebondissements me tiennent en haleine du début à la fin, tel un bon roman policier.

    Vous réalisez, Mouffe, une minutieuse et gracieuse utilisation des comparaisons et des métaphores. Quelle élégance ! Vous vous exprimez avec force et lalent. Le lecteur vit plusieurs émotions en lisant votre histoire. Le sens du détail dans vos descriptions m’épate. Les adjectifs qualificatifs procurent une belle et intéressante vibration.

    La conclusion de votre dernier paragraphe offre, n’est-ce pas, un regard des plus envoutants.

    Mouffe, Françoise, vous êtes une écrivaine particulièrement prometteuse.

    Donald Lanthier, Saint-Jérôme,Québec, Canada.

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