J’avais 6 ans quand mes parents, bruxellois de souche, décidèrent d’aller vivre à la campagne. Leur choix se porta sur une petite commune du Brabant Wallon de 450 habitants. En âge de scolarité, je rejoignis l’école communale qui se trouvait au centre du village.
La configuration de ce bâtiment scolaire était représentative de la conception de l’enseignement de cette époque, il me semble important de la décrire. La partie centrale était un rez-de-chaussée tout en longueur. De part et d’autre, deux locaux, non-communicants, à droite, la classe des garçons, à gauche, la classe des filles. À chacune des extrémités était accolé un bâtiment d’un étage : à droite, le logement de l’instituteur, à gauche celui de l’institutrice. À l’arrière, se trouvaient les cours de récréation « séparées » par un haut mur de pierres : filles d’un côté, garçons de l’autre. Donc : une classe unique – la séparation stricte filles/garçons – deux enseignants logeant sur place.
Nous sommes en 1948, je commence donc ma scolarité en 1ère année primaire.
Dans ce local, plus ou moins 20 élèves de la 1ère à la 6e primaire. Dans mon année, nous étions deux. Tout au long des 6 années, le programme d’enseignement fut strictement respecté, et même plus comme cela me fut confirmé par une enseignante de ma famille. Aujourd’hui, je me pose encore la question : « Comment cette institutrice faisait-elle ? » Je n’ai jamais eu le sentiment d’être inoccupée lorsqu’elle passait d’une année à l’autre. De la discipline ? Nous avions tout intérêt à marcher droit, car les punitions tombaient, cela allait des phrases à copier x fois, à se trouver « au coin » ou « à être en isolement » … Pas de quoi plaisanter.
Si cette performance m’a marquée et que les qualités d’enseignante de cette institutrice étaient évidentes, il en était autrement de sa personne. Ce qui m’a indigné essentiellement, ce sont les préjugés et les comportements d’exclusions qu’elle s’autorisait par la force de ses croyances, mais aussi la soumission que nous lui montrions face à son statut (n’oublions pas la place des notables dans les petits villages à l’époque).
Voici deux exemples qui me marquèrent à jamais.
Fin des années 40, un jeune homme qui fut retenu prisonnier par les Russes revint dans son village natal avec une épouse russe et leur petite fille. L’école primaire du village est une école communale, le cours de religion y est donc non obligatoire. Cependant, l’institutrice - catholique et pratiquante, nous faisait dire la prière chaque matin en entrant en classe, le premier cours de la journée était une leçon de catéchisme et nous avions l’obligation de nous rendre à la messe le dimanche. Les parents de la nouvelle élève ont choisi de ne pas inscrire leur fille au cours de religion. Non seulement cette petite fille ne pouvait entrer en classe pendant la première heure de « cours » mais, en plus, il nous était interdit de l’approcher, reléguée seule sur un banc au fond de la classe… Isolée également en cours de récréation. La mère était communiste, donc l’enfant fut étiqueté « suppôt de Satan », un danger pour nous tous. Et c’est ici qu’entre en jeu la notion de soumission. Que pouvions-nous faire ? Désobéir, oui, mais il y avait alors un coût à payer. Comment affronter cette femme toute-puissante ? C’est à ce moment que naît ma colère non pas dirigée vers l’institutrice, mais vers moi-même, ne trouvant ni la force, ni le courage de m’opposer. Ce sentiment fut renforcé par le souvenir devenu inoubliable de la rencontre entre l’institutrice et la maman de la petite fille, cette dernière exprimant en sanglots son désarroi et son incompréhension de cette injustice. L’institutrice resta imperturbable, campant sur sa position, et cela, en « spectacle » devant toutes les élèves. Et nous ? Que pouvions-nous faire ? Rien ! Le silence ! Même pas eu le courage d’en parler entre nous. Les parents de la petite fille ont quitté le village.
Un autre exemple. Une élève vivait légèrement en retrait du village dans une ancienne ferme vétuste avec plusieurs familles nouvellement installées et ne répondant pas aux normes du village. Les enfants furent inscrits à l’école, la stratégie de rejet se manifesta dès les premiers jours : interdiction d’approcher les « barakis », sales, menteurs et voleurs. Ayant avancé en âge et en maturité, je ne pris pas en compte les interdits et établis une relation d’amitié. Nous fîmes nos devoirs ensemble en partageant le goûter de « 4 heures » soit chez elle soit chez moi. Ceci dura trois ans puis les familles quittèrent le village.
Je ne regrette rien de ma scolarité : c’est à ce moment-là que j’ai appris à me révolter. Ces deux exemples du vécu de mon école primaire ont forgé un aspect de ma personnalité : le refus de la soumission ainsi que le choix de ma profession, assistante sociale et ensuite enseignante.