Extrait de "Nous racontons notre vie" 2023-24

Grâce à mes voyages, mon regard a changé sur l’être humain. Voici un témoignage de mon travail à la marine marchande, où je me suis engagé à l’âge de seize ans.
Nous sommes le 20 avril 1968, il est 17 heures, les amarres sont larguées. Le remorqueur nous tire du quai, le navire quitte l’Escaut. A hauteur de Vlissingen, le pilote quitte le bateau. Nous prenons le large, direction la côte est des États-Unis. Ma nouvelle demeure est un navire de 22.000 tonnes. Il possède 7 cales et mesure 172 mètres de long. J’habiterai ce navire jusqu’à sa fin de vie, et ce pendant 1 an, 1 mois et 13 jours.

Mon univers se limite à quelques mètres carrés. Un lit surélevé avec des tiroirs en dessous, un évier, une table, une banquette, une penderie. Pas de radio, pas de télévision, pas d’internet, pas de portable, pas d’air conditionné. En mer, le soleil tape fort sur la tôle. Dur dur sous les tropiques. La cabine est située plus bas que le pont, ce qui implique de tenir le hublot fermé quand la mer est agitée.

Nous sommes 33 hommes à bord, pas de femmes. Des officiers de pont, des officiers pour les machines, des matelots avec leur bosco pour les travaux de pont. Un chef steward pour diriger l’équipe cuisine (cuisinier, boulanger et un commis) ainsi que de deux stewards et un « cabine boy ». Nous avons à bord un marconiste, c’est encore l’époque du morse - pour pouvoir contacter la terre - et du sextant pour prendre la position du navire. Pas de médecin à bord, c’est le second officier qui fait office d’infirmier.

À bord, chacun a son job. Les matelots de jour, le personnel de cabine et de cuisine travaillent en service coupé, une dizaine d’heures par jour, sept jours sur sept. En mer, les officiers montent de quart, de jour comme de nuit, que ce soit en machines ou sur le pont. Pendant les escales, les mécaniciens s’occupent des réparations et, les officiers de pont, de la cargaison.

Une traversée de l’Atlantique jusqu’au canal de Panama prenait 22 jours et nuits de mer. Il en fallait trente de plus à partir de Balboa au canal de Panama pour rejoindre le Japon. Le navire faisait du tramping en fonction de son affrètement, ce qui l’amenait régulièrement à des voyages de plus de 20 jours en haute mer.

L’occupation à bord était peu diversifiée. N’oublions pas qu’à cette époque il n’y avait pas d’internet, de télévision, quelques-uns avaient des radios avec de longues ondes. Radios bien souvent achetées au Japon, ce qui permettait de capter quelques radios anglophones. Chez les officiers, la lecture était privilégiée ainsi que l’étude pour la prochaine étape de leur carrière. Après un certain nombre de mois, d’années en mer, l’officier pouvait rejoindre l’école maritime pour un passage au grade supérieur. Chez les matelots, c’étaient plutôt les jeux de cartes qui avaient la cote. La principale occupation était le travail, 10 à 12 heures par jour, tous les jours du calendrier. Les échanges étaient rares et bien souvent en fonction de l’appartenance à un groupe.

La vie à bord était différente de la vie à terre. Ceux qui n’avaient pas de lien spécifique en Belgique ne se tracassaient pas beaucoup. En effet pas de soucis pour faire les courses, préparer à manger, payer le loyer, faire réparer la voiture ou la machine à laver, voire encore pour l’augmentation du prix du pain. Être solitaire s’apprenait.

La gestion des ressources humaines sur le bateau était bien différente de ce qu’on trouvait à terre. Voici trois exemples pour illustrer.
Un deck boy ne voulant pas travailler a été attaché à la passerelle à l’extérieur avec uniquement de l’eau et défense de lui parler. Il a tenu 24 heures avant de demander de pouvoir travailler.

En quittant le Japon, les matelots étaient dans tel un état d’ébriété qu’ils refusaient de travailler. Le premier lieutenant demanda au commandant ce qu’il fallait faire. Celui-ci lui a répondu : « quand ils n’auront plus rien à boire, ils reviendront travailler ». Ils ont repris le travail après 9 jours de mer !

À Santos au Brésil, nous étions trois à devoir nous rendre chez le médecin. Le second chef mécanicien l’électricien et moi-même avons cherché un médecin, en faisant de nombreuses haltes pendant 12 jours, nous ne l’avons jamais trouvé. Nous sommes revenus à bord quelques heures avant le départ du navire. Nous avons été privés de trois jours de paie !

Il y avait aussi les escales, rares instants de lien social, bien souvent dans les bars. Rien à voir avec du tourisme, mais bien avec le vécu des habitants de l’endroit et bien souvent simplement la recherche d’affection.

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