Extrait de "Nous racontons notre vie" 2023-24
Enfance
Je suis née le 15 janvier 1962 à Oran, en Algérie, mais je suis d’origine marocaine. Dans les années 40, mes grands-parents ont immigré du Rif marocain vers l’Algérie. Les Marocains d’Algérie, à l’indépendance, devaient prendre la nationalité algérienne. Mon père, qui était policier à Oran, a choisi de s’exiler et est parti pour la Belgique en 1963.
Ma mère, ma sœur et moi l’avons rejoint un an plus tard, à Charleroi, j’avais alors 3 ans. Mon père y a été mineur pendant 7 ans. Nous logions dans une maison d’ouvriers octroyée aux mineurs. Nos voisins proches étaient espagnols. Je m’occupais des enfants du voisinage et de mes frères et sœurs. J’embarquais tout ce petit monde et nous partions en promenade à la découverte de la nature environnante. On jouait à grimper sur le terril - maintenant je me rends compte que c’était dangereux.
Lorsque les charbonnages ont fermé, nous sommes venus vivre à Bruxelles, c’était en 1970. Un souvenir marquant ? Lorsque j’avais 7 ans, nous vivions à Bruxelles. Un jour ma mère m’a mis du henné sur les mains. Mon institutrice m’a renvoyée à la maison parce qu’elle voulait que j’aie des mains propres. Je suis rentrée en larmes et j’ai obligé ma mère à me laver les mains pour m’enlever le henné. J’aimais beaucoup l’école et être renvoyée à 7 ans me semblait la fin du monde. Bien sûr le henné n’est pas parti ! Ma mère a même utilisé de l’eau de javel et un couteau pour gratter la couleur rouge de mes mains. J’ai beaucoup pleuré et cela a agacé maman qui a fini par me donner une raclée pour me calmer.
Être femme
Depuis longtemps, je me bats pour le droit des femmes et le droit des enfants.
Comment suis-je devenue féministe ?
Mon père et ma mère formaient un couple explosif. Ma mère n’a pas pu choisir son conjoint et n’a pas eu la possibilité de divorcer quand cela devenait terrible de vivre avec mon père. On ne divorçait pas à cette époque-là, l’épouse devait subir et se taire ! En plus matériellement, elle était dépendante de son mari. Et avec 5 enfants, elle ne savait pas où aller.
Mon père était violent avec ma mère. C’était une femme battue. J’ai assisté à des scènes de brutalité où il lui arrachait les cheveux. Plusieurs fois, j’ai essayé de les séparer et de protéger ma mère. Alors je recevais des coups moi aussi.
Cela m’a donné de l’homme une image très négative. Longtemps je n’ai pas fait confiance aux hommes. C’est grâce à une thérapie que j’ai pu faire la part des choses. Aujourd’hui je peux dire que mon père était peut-être lunatique. C’est-à-dire que son humeur n’était jamais stable. Aussi les moments de bonheur s’entrechoquaient avec des moments de grande douleur.
Mon frère aîné est mort à l’âge de 5 ans, alors, comme je devenais l’aînée, je suis devenue « le garçon » de la famille. J’ai été éduquée à prendre des responsabilités très tôt et à m’occuper de mes frères et sœurs. D’ailleurs, à 17 ans, à la mort de mon père, je suis devenue chef de famille.
Même si la relation entre mon père et ma mère était très instable, mon père m’a éduquée avec un esprit progressiste. Comme il a vécu en Algérie sous l’occupation française, il parlait très bien français. Il souhaitait pour moi, en tant que femme, une vie émancipée. Il m’a donné une éducation qui m’a permis de prendre la parole lorsque je le trouvais nécessaire.
Travail
Au départ, je voulais être infirmière, suite au cancer de mon père qui, après une opération, est devenu handicapé. J’ai eu mon permis de conduire à 19 ans, surtout pour l’aider dans ses déplacements. Mais je n’ai pas terminé mes études secondaires. J’ai alors fait beaucoup de petits boulots.
Par la suite, j’ai passé le jury d’État et je suis devenue assistante sociale. J’ai d’abord travaillé dans une association à Molenbeek, la Porte Verte. Il y avait une école de devoirs et des cours d’alphabétisation pour femmes. Deux fois par an, on préparait un spectacle avec les enfants. Ce n’était pas facile de gérer les 40 enfants, mais c’était passionnant.
Après 7 ans, l’ORBEM, devenue aujourd’hui Actiris, m’a engagée. Pendant 3 ans, j’avais pour tâche la remise à l’emploi des chômeurs. Je devais estimer si les personnes étaient aptes à l’emploi, si elles devaient s’orienter vers une formation ou si on devait les priver de chômage. Il y avait des quotas pour exclure certaines personnes. Je me souviens de chômeurs qui venaient, les vêtements tachés de peinture ou les mains pleines de cambouis, et des travailleuses du sexe disant qu’elles ne travaillaient pas en noir.
Aujourd’hui, je travaille à Bruxelles-Propreté. Ma mission est d’aider le personnel par rapport à l’endettement, à l’alcoolisme, entre autres. On aide aussi les gens à remplir les documents officiels, lire des fiches de salaire. Il y a beaucoup de travailleurs qui ne savent pas lire. On peut donner des aides financières, par exemple des garanties locatives, ou payer des factures. Avant, il y avait très peu de personnel d’origine étrangère, mais maintenant il y a une grande diversité culturelle.
À côté de cela, je me suis formée en thérapie brève à l’école de Palo Alto. Depuis 30 ans, je fais cela et maintenant je me suis spécialisée dans les constellations familiales derviches. La psychogénéalogie me passionne. Je suis aussi conteuse et je fais du théâtre. Bientôt je vais jouer dans un spectacle qui parle de 4 générations de femmes marocaines. On y traitera d’un des tabous de la société marocaine qui est le fait de mettre les personnes âgées dans les homes.
Entre ici et là-bas
Je suis fière de mes racines berbères, même si je vis ici depuis mes 3 ans. J’ai effectué des recherches sur ce peuple. Il se fait appeler les Amazigh ! Ce qui veut dire : hommes libres. Beaucoup d’immigrés marocains ne connaissent pas l’histoire de cette culture. C’est dommage, car elle est très ancienne et possède plein de bonnes valeurs.
J’ai grandi dans « le mythe du retour », dans le rêve, chez les familles immigrées, de revenir au pays d’origine après avoir vécu un certain temps en Belgique. Mais en réalité, cela ne se fait pas, car les parents travaillent jusqu’à la pension et les enfants créent des liens dans le pays d’accueil. De plus, un écart de mentalité s’est creusé entre ici et là-bas !
C’est compliqué de s’habituer aux mœurs et modes de vie d’ici, cela demande du temps et des sacrifices ! Donc, difficile de vraiment repartir avec toute la famille et de tout quitter ! Jusqu’à l’âge de 15 ans, je ne savais pas si j’allais retourner au pays. Il m’a fallu prendre une décision pour que je puisse enfin m’enraciner ici et surtout ne plus être assise entre deux chaises, ce qui je l’avoue est très inconfortable et anxiogène !
Nos voisins à Charleroi étaient espagnols, italiens, belges et marocains. C’était une richesse de saveurs et d’accents divers. Petite, je jouais avec les enfants espagnols et, sans le savoir, j’ai bu du vin de table. Plus tard, lorsque les charbonnages ont fermé, nous sommes arrivés à Bruxelles. En secondaire, mes meilleurs amis étaient Zaïrois et Haïtiens. Je suis consciente que vivre en Belgique m’a permis de rencontrer des personnes venues de plusieurs horizons. Cette diversité m’a beaucoup apporté au niveau humain.
J’ai baigné autant dans la culture d’ici que dans celle du Maroc. Car la communauté marocaine a conservé sa culture tout en vivant ici. C’est à travers les fêtes, les diverses cérémonies, les chants, la langue, que j’ai acquis la culture et la religion de mes parents.
Avec le temps, certaines valeurs se perdent chez nous. Par exemple, avant on pouvait passer chez les voisins de manière libre, la porte était toujours ouverte. Aujourd’hui, il faut prévenir et prendre rendez-vous. Mais on a gardé certaines traditions qui témoignent de notre hospitalité, celle par exemple de rajouter sur le plateau de thé, un verre supplémentaire au cas où un invité « surprise » viendrait taper à notre porte.
Ce en quoi je crois
Je suis une musulmane sunnite. Ma religion est très ancienne. J’ai baigné dans cette religion. Mais en Algérie, sous l’occupation, la religion passait au second plan. La religion m’a été transmise par mes parents. Dans la majorité des familles, on apprend ce qui est pur et impur, permis ou non. Mais mon père, lui, était progressiste. J’ai aussi eu la chance en Belgique d’avoir des enseignants qui m’ont appris un islam moderne, respectueux des femmes. Du coup, je suis assez ouverte aux autres cultes et philosophies. Je vais aussi dans les églises, j’aime ressentir le silence et l’atmosphère de recueillement et de prière. Je fréquente aussi une association de catholiques, amis de l’islam, qui s’appelle El Kalima. On organise des activités ensemble.
Je suis musulmane pratiquante et aujourd’hui je combats tous les obscurantismes de quelque religion que ce soit !
Il y a aussi des périodes où j’ai été moins pratiquante, mais j’ai toujours fait le ramadan et donné l’aumône. Avec ma mère, j’ai dû faire beaucoup bouger les lignes. Par exemple, quand j’étais adolescente, je ne pouvais pas parler aux garçons. J’ai dû me battre contre cela. Je n’ai jamais dû porter le voile. Quant à ma sœur, elle a choisi de le porter.
Beaucoup de personnes de ma communauté font de bonnes actions. Certaines le font juste pour gagner des grâces et aller au paradis. J’avoue que je le fais aussi, mais parce que cela me fait du bien d’être utile aux autres et que je trouve la solidarité importante. Je m’intéresse beaucoup à la philosophie. Grâce à cela, je remets en question les affirmations toutes faites, j’apprends à mettre les dogmes en doute.
Les changements dont je suis témoin
J’ai participé à un changement important avec d’autres femmes : le nouveau code de la famille au Maroc, appelé « la Moudawana ». Ce code a été rédigé depuis très longtemps, peut-être à la naissance de l’islam. Mais il n’a jamais été changé.
Il est utilisé aussi dans tous les pays musulmans. Avant la modification, les droits des femmes étaient fort limités et non respectés. Par exemple, la polygamie et le mariage des jeunes filles étaient tolérés. Quelques réformes ont permis d’élever l’âge du mariage de la fille à 18 ans selon son consentement et de rétablir la garde des enfants à la mère en cas de divorce. De plus, les hommes ne peuvent se remarier sans l’avis de leur première épouse. J’ai fait partie d’un groupe de femmes composé d’avocates, de juristes, de citoyennes belges et marocaines, iraniennes et turques. Nous avons écrit des pétitions, mené des interpellations qui ont aidé à la rédaction de ce nouveau code.
Dans les années 90, j’ai aussi beaucoup milité avec le MRAX contre le racisme. J’ai participé à des groupes multiculturels où on échangeait avec des Belges pour parler de nos différences, de la façon dont nous vivions. Le but était de faire connaître la vie des populations marocaines de Belgique, de se rendre compte qu’on avait les mêmes problèmes et les mêmes rêves. Par après, on a organisé des échanges interreligieux, entre autres avec les Juifs. Mais on a été rattrapés par les événements de la politique internationale, dont la guerre du Golfe. Il y a eu, depuis ce moment, une montée de l’islamophobie.
Maintenant, je laisse ce combat à d’autres personnes, car je suis découragée. J’ai l’impression que la montée des extrémismes est cyclique et que l’être humain n’évolue pas. Et en même temps, je constate qu’il y a de l’espoir quand on voit certains jeunes qui s’engagent pour améliorer la société, entre autres pour l’environnement.