Extrait de "Nous racontons notre vie" 2023-24
Enfance
Je suis née en 1961 à Tanger. Je suis arrivée en Belgique à l’âge de 9 ans, en 1971. J’ai rejoint mon père qui vivait en Belgique avec sa 2e épouse, car il était polygame. Ma mère, elle, est restée au Maroc. J’ai vécu avec ma belle-mère qui ne parlait qu’espagnol. À l’école, on a été très gentil et patient avec moi.
Au décès de ma petite sœur, j’ai été renvoyée chez ma mère. Je ne l’avais plus vue depuis 5 années. Cela a été un choc pour moi. Je ne la reconnaissais pas ni mes frères et sœurs du Maroc. Il a fallu me réhabituer à la langue et aux habitudes du pays.
Après un an au Maroc, je suis revenue vivre chez mon père en Belgique et j’ai fait ensuite quelques allers-retours entre le Maroc et la Belgique. Ma scolarité en a été perturbée.
Famille
J’ai été très heureuse avec mes grands-parents maternels. Ils ont toujours été présents et étaient un exemple pour moi. Avec eux, je me sentais à l’aise, j’éprouvais beaucoup de plaisir à les voir. C’étaient des montagnards de Tanger, des gens humbles et affectueux qui ne jugeaient pas les autres. On s’amusait beaucoup ensemble. Ils étaient très différents de mon père. Avec lui, on était sur nos gardes et on ne rigolait pas beaucoup.
Il faut dire que mon père a eu une vie dure : il a été rejeté de sa famille et a été soldat en Espagne. Il n’arrivait pas à donner de la tendresse et de la gentillesse. C’était un homme machiste, qui devait montrer un aspect dur de lui pour ne pas paraître faible.
J’ai commis la même erreur que mon père lorsque j’ai eu mon premier fils. Je l’ai éduqué de manière très dure, très sévère, sans tendresse. Mais heureusement, je m’en suis rendu compte et j’ai changé pour ne pas reproduire le même schéma d’éducation que j’avais reçu de mon père. J’ai demandé pardon à mon fils pour cela.
Etre femme
J’ai été éduquée différemment que mes frères. Moi, j’avais la charge de la maison, je devais rester à l’intérieur. Et les hommes avaient un rôle à jouer à l’extérieur. Mon père était très dur, très sévère. Mon père a eu 2 femmes officielles en même temps, c’était un polygame. Ce genre de choses est autorisé dans ma religion et nous trouvons cela normal. En tant que femmes, nous devons l’accepter.
Moi, je n’avais pas mon mot à dire sur les choix de ma vie. J’ai été très frustrée à l’intérieur de moi. J’ai été amoureuse du voisin, j’aurais aimé l’épouser, mais mon père n’a pas voulu. Et je n’ai pas eu mon mot à dire. J’étais très renfermée, je ne parlais pas beaucoup. Je n’avais personne à qui me confier.
Pendant longtemps j’ai détesté les hommes à cause de mon père. Son caractère intransigeant et sa sévérité ont fait que je ne voulais pas quelqu’un de la même région que lui. Il était originaire du Rif marocain.
À 25 ans, mon frère m’a présenté un ami. Il n’était pas rifain. Nous sommes mariés depuis 35 ans et nous sommes très heureux ensemble. En fait, lorsque j’ai eu 18 ans, ce monsieur était venu demander ma main à mon père, mais il avait refusé. Et quand, 7 ans plus tard, il est revenu à la charge, vu mon âge - 25 ans c’est une vieille fille chez nous - mon père a accepté !
Entre ici et là-bas
Pendant mon enfance et adolescence, j’ai été ballottée et déchirée entre le Maroc et la Belgique. J’ai toujours été assise entre deux chaises. Cela a été une période très douloureuse pour moi.
C’est lorsque je me suis mariée et que j’ai enfin pu créer ma propre famille, que j’ai choisi de m’ancrer en Belgique. Je ne voudrais pas vivre au Maroc, mais ma mère y vit et est malade, c’est difficile.
Avec le temps, je peux dire que cette instabilité m’a aidée dans la vie : aujourd’hui je sais m’adapter facilement à diverses situations. Je n’appartiens ni à l’une ni à l’autre communauté. J’appartiens aux deux. J’ai appris la tolérance envers les personnes. J’ai la faculté de rechercher et réunir les absents dans la famille. J’aime beaucoup faire le lien entre les gens.
Et l’hospitalité est une valeur très importante pour moi. Avant, la porte de nos maisons était toujours ouverte pour le visiteur.
Ce en quoi je crois
Je suis une musulmane sunnite. J’ai été éduquée là-dedans. Mes parents m’ont enseigné la religion. Puis, plus tard, j’ai appris par moi-même. Encore maintenant, je cherche. Je respecte les autres religions, chacun a le droit d’avoir ses croyances. Je suis déjà entrée dans des églises. Aujourd’hui, on comprend mieux la religion que nos parents, on parle à la mosquée, on assiste à des conférences. C’est assez ouvert. Le discours des imams a évolué, s’est adouci. Les imams se sont adaptés à la vie européenne. Mais il reste certains sujets tabous, comme la sexualité, même si on en parle de plus en plus dans les familles. Moi, j’en parle avec mes enfants.
À titre bénévole, je pratique des lavages mortuaires, à domicile ou à l’hôpital. Cela m’apporte la paix. Ce qui m’a donné envie de faire ça ? Quand j’étais petite, au Maroc, mon grand-père me parlait de cela. En Belgique, j’ai eu l’occasion d’accompagner quelqu’un qui le pratiquait et j’ai appris. À quoi ça sert ? On nettoie les morts pour les préparer pour l’au-delà. On les emballe dans un linceul. Au Maroc, on enterre directement les corps dans la terre, sans cercueil. Lorsque je pratique les lavages mortuaires, j’aime être accompagnée de la famille. Cela me permet d’avoir une grande proximité avec elles dans un moment très particulier, sacré.
Les changements dont je suis témoin
La nature a beaucoup changé, il pleut plus et il ne neige quasiment plus. Quand je suis arrivée en Belgique, en 1971, je n’avais jamais connu la neige. J’aime beaucoup la neige, car je trouve cela beau et apaisant. J’ai beaucoup profité de la neige avec mes enfants petits, je les filmais dans les parcs et en dehors de la ville. Les saisons ont changé. Cela me fait mal et me désoriente. J’en parle à mes enfants. J’aime la nature, la mer, la verdure. En ville, il y a trop de choses qui perturbent la nature.
Un autre changement dont je suis témoin, c’est l’augmentation de la pauvreté. Il y a plus de gens dans la rue, parfois avec des enfants. On passe devant sans faire attention à eux. Certains d’entre eux ont un travail, mais cela ne suffit pas. C’est douloureux et incompréhensible. Je suis engagée comme bénévole chez Héritage des Femmes, une association de Saint Josse. Nous leur donnons à manger. On réalise de plus en plus de colis alimentaires. Mais donner, cela ne résout pas les choses. Il faudrait les aider plus.