Extrait de "Nous racontons notre vie" 2022-23

Enfance et adolescence

Je suis née au Maroc en 1962. J’ai grandi à Nador où je vivais à la campagne avec mon grand-père. Il souhaitait que, lorsque ses enfants se marient, ils habitent à côté de lui. Quand mon grand-père est mort, ma mère a insisté auprès de mon père pour habiter en ville. Elle l’a convaincu en lui parlant de l’école, car, à la campagne, seuls mes frères pouvaient aller à la mosquée apprendre le Coran, alors que les filles, elles, ne pouvaient pas.

Lorsqu’on a déménagé en ville, à Tanger, ce n’était pas facile pour mon père, car il n’avait pas de travail fixe. Mes trois frères ont commencé à travailler pour l’aider financièrement.

Mon frère cadet a trouvé un travail de serveur dans un bar. Il a commencé à traîner avec les autres serveurs, à fumer, à se droguer. Son comportement a changé, il devenait nerveux, il dormait peu et criait sur ma mère.

Un jour, mon père l’a emmené chez le médecin. Ils lui ont fait un scanner et ils ont vu un point noir dans le cerveau. D’après le médecin, c’était la drogue qui lui avait ça. Il a dit à mon père de le garder à la maison avec un traitement pour le sevrage. Cela a duré deux mois. C’était dur pour nous tous.

Après cela, il a retrouvé sa liberté. Il allait mieux. Mais après un an, il est retourné vers la drogue. Il a repris le même travail, les mêmes fréquentations. C’était pire que la première fois. Mon père est retourné chez le médecin. Cette fois-là, mon frère a été hospitalisé pendant six mois. Le médecin a proposé à mon père d’essayer un nouveau traitement. Il s’agissait d’une piqure efficace pour « guérir » le point noir. Mon père n’a pas compris, il a accepté.

Mon frère est décédé à la suite de cette piqure. Il avait 18 ans. C’était sûrement une faute médicale, mais mon père n’a pas fait de procès, car il n’avait pas les moyens. On n’a jamais su ce que c’était cette piqure. Pour ma mère, cela a été un choc, mais elle ne parlait pas. Elle a été patiente, elle a su garder sa douleur en elle. Mon père l’a mal vécu, il a culpabilisé, car il avait pris cette décision, cette responsabilité.

Encore aujourd’hui au Maroc, si tu n’as pas les moyens pour te défendre face à une faute médicale, tu perds d’avance.

Être femme

Je n’ai pas reçu la même éducation que mes frères. J’ai reçu une éducation où la fille est dans ce monde pour servir l’homme. J’ai vu mon père décider de tout à la maison. On devait attendre qu’il rentre pour lui demander si on pouvait sortir, si on pouvait faire ceci ou cela. On préférait quand mon père n’était pas là, car, quand il était là, c’était comme une prison. On n’osait même pas regarder par la fenêtre. La présence de mon père nous faisait peur. Ma mère, quant à elle, ne parlait pas. Elle n’a jamais rien dit jusqu’à sa mort.

À 16 ans, j’ai eu une demande en mariage que j’ai refusée. Mais mon père m’a obligée, car c’était le fils de son copain. Je ne le connaissais pas. Je me suis alors mariée.

Mon mari est comme mon père, il veut tout décider. Mais j’ai voulu réagir en éduquant mes enfants de façon égale. J’ai été dure et cela a amené beaucoup de conflits avec mon mari qui voulait décider de tout, mais j’ai tenu bon. Cela a été un combat. Les enfants me voyaient comme une dictatrice, car je décidais de tout.

Aujourd’hui, mes enfants sont grands. Et je suis très contente de leur éducation. Ils comprennent à présent pourquoi j’ai été si dure. Récemment mon ainé m’a remerciée pour l’éducation qu’il avait eue. Il m’a dit, grâce à toi, on est bien.

La tradition est difficile à changer. Mon mari ne comprenait pas que je puisse penser d’une autre manière. Aujourd’hui, il est souvent au Maroc et je me sens mieux quand il n’est pas là. Il n’y a pas de complicité entre nous. Je ne suis pas d’accord avec le fait que les hommes puissent vivre et que nous, les femmes, nous soyons des esclaves.

Avant j’habitais à Saint-Gilles, près de la place Bethléem. C’était un quartier chaud avec beaucoup de délinquants, de drogue. J’interdisais à mes enfants de sortir, d’aller traîner sur la place. Heureusement, ils n’ont jamais eu de problème. Je suis fière que mes enfants éduquent si bien leurs enfants. Quand un père et une mère sont ensemble dans l’éducation, c’est une réussite pour l’enfant.

Le travail

À l’époque au Maroc, la vie pour les pauvres était plus difficile, surtout pour l’école.
Le matin, il arrivait qu’on aille à l’école sous la pluie et dans le froid et quand on arrivait en classe, le professeur n’était pas là, il n’avait pas prévenu. Cela arrivait souvent et à 10 ans j’ai arrêté l’école, aussi parce que mon père n’a plus pu payer.

Dans mon quartier, il y avait deux sœurs qui donnaient des cours de couture. Ces cours étaient payants, mais comme mes parents n’avaient pas d’argent, je faisais le ménage tous les matins chez ces dames. J’arrivais à 9 h, je faisais le ménage, le linge, je nettoyais la terrasse juste avant le cours qui commençait à 10 h. J’ai ainsi appris à faire de la broderie, des caftans, pendant deux ans.

J’ai voulu trouver du travail après ma formation, mais c’était difficile, car, à cette époque, les femmes ne travaillaient pas encore. J’ai alors travaillé chez une voisine couturière. J’y allais de 9 h à 20 h, c’étaient de longues journées et j’étais payée 3€ la semaine. J’avais 12 ans et à l’époque, le travail des enfants était autorisé. Mon premier salaire, je l’ai donné à mon père et ma mère s’est fâchée sur moi, car elle en avait aussi besoin. J’ai arrêté de travailler quand je me suis mariée et je n’ai jamais travaillé en Belgique.

Aujourd’hui, je ne fais plus de couture, car mes yeux sont fatigués.

Entre ici et là-bas

Je suis venue ici en Belgique, à la fin des années 70. Pour moi, venir ici, ça a été dur, car je n’avais personne, pas de famille. Et à Uccle, où j’ai d’abord habité, il n’y avait pas beaucoup de Marocains. Je sortais seule, je faisais des tours dans le quartier. Les gens me parlaient, mais je ne comprenais rien. Mon mari travaillait toute la journée.

Au Maroc, je faisais partie des gens pauvres. Si j’étais restée là-bas, je n’aurais pas aussi bien vécu qu’en Belgique et mes enfants n’auraient pas fréquenté de bonnes écoles.

Quand je retourne au Maroc, je compare les vies et je vois les avantages et inconvénients de vivre ici et là-bas. L’inconvénient, c’est qu’ici je n’ai pas de famille et, au Maroc, mes parents et le reste de la famille sont décédés. Lorsque j’y retourne, je me sens seule et étrangère. Les avantages en Belgique sont plus d’ordre matériel : la Sécurité sociale, les soins de santé, l’enseignement de bonne qualité, les outils électroménagers qui facilitent le quotidien. Ici, j’ai un bon confort de vie. En Belgique, il y a des cliniques où tu es bien accueilli, même quand tu n’as pas d’argent. Au Maroc, cela progresse, mais pas encore comme ici. Pour certaines maladies, il faut se déplacer jusqu’à Rabat. Tu n’as accès aux meilleurs soins que si tu as de l’argent. Et les bons médecins ne travaillent qu’avec les gens riches.

Les mentalités sont aussi différentes, les enfants d’ici sont plus honnêtes. Quand mes enfants vont au Maroc, ils se font vite arnaquer. Les jeunes de là-bas fonctionnent beaucoup par intérêt, ils sont souvent jaloux et malhonnêtes. Je pense que la pauvreté joue son rôle dans ce fait.

Ici, je suis une étrangère. Là-bas, je suis une étrangère. Mais j’ai construit mes racines en Belgique et aujourd’hui je me sens bien. Quand je suis arrivée, j’ai dû apprendre la langue et au début je répétais toujours les mêmes phrases. J’ai été bien accueillie. Aujourd’hui, j’habite au centre et j’ai l’impression que les Belges ont quitté cet endroit, car je n’en vois plus beaucoup.

Cela fait 43 ans que je suis ici et ni moi ni mes enfants n’avons vécu de discrimination.

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