Je suis fille d’agriculteurs de père en fils et de mère en fille, née en 1968 à Candé (Maine-et-Loire), petite ville rurale, dans une maternité qui n’existe plus depuis longtemps. Mes parents ont été élevés dans la dureté et la non-expression de l’affection et ils ont dû quitter l’école à 14 ans*, travailler à la ferme, à l’usine pour ma mère. Ils se sont rencontrés lors d’un bal, se sont fréquenté pendant un an en se voyant chez leurs parents, puis se sont mariés. Ma mère avait 20 ans, elle ne voulait pas d’enfant mais mon père voulait quand même une famille. Ils ont eu 5 enfants. Pourtant mon père suivait l’actualité ; ils ont dû savoir que la légalisation de la pilule était en 1967 et l’avortement légalisé en 1975 (Loi Veil).
Ma mère n’a pas eu le choix. Elle m’a dit qu’elle était bien à l’usine mais qu’aurait fait une femme seule à l’usine à la campagne, à part soigner ses parents ? L’époque n’était pas favorable pour une femme de s’assumer seule, sans études, sans métier.
Ma mère n’était probablement pas mûre assez pour assumer une famille. Elle n’avait pas de modèle car les enfants dans sa famille étaient livrés à eux-mêmes. Chez nous, nous avons manqué beaucoup d’amour maternel et notre père était colérique.
En tant qu’enfant, je ne pouvais pas m’exprimer. J’étais triste de ne pouvoir vivre ma vie d’enfant, et j’étais assez sauvage, j’aimais courir dans la nature. Vers 5-7 ans, je cherchais l’attention de mes parents, leur reconnaissance. J’ai reçu beaucoup de baffes de mon père. J’ai alors décidé intérieurement que je n’avais pas besoin d’eux et pourtant ils m’obsédaient. Je me culpabilisais de ne pouvoir les aimer. On était en plein dans le patriarcat, implacable, même si je tenais tête à mon père.
A l’école, j’apprenais bien sans trop d’effort et j’aimais cela. L’école me permettait de créer une distance avec mes parents.
Plus tard, fin des années 80, grâce aux bourses, j’ai pu aller à l’Université. J’étais paumée arrivée dans la ville d’Angers, livrée à moi-même. Je voulais devenir prof de philo mais les études de Lettres s’avéraient laborieuses. Ma sœur m’a conseillé de passer le concours d’instit. Je l’ai réussi et j’ai enseigné un an en primaire dans la campagne. Mais je ne m’y sentais pas du tout bien, je n’étais pas comme les filles de l’école d’instit se mariant toutes à la fin de leurs études. On sortait en discothèque, on rencontrait des garçons, fleurtait mais je ne tombais pas amoureuse.
C’est au Foyer de Jeunes Travailleurs, où j’étais pendant mon année d’instit, que j’ai rencontré des étrangers, Suzan la Néo-zélandaise, Fred le Hollandais, un Allemand. J’ai commencé à vraiment sortir, me libérer et là j’ai su qu’il fallait que je reprenne des études pour partir découvrir le monde. Je l’ai dit à ma mère et elle a approuvé mon choix. Je suis partie de France à l’âge où ma mère m’a donnée naissance, à 24 ans. Peut-être ai-je réalisé inconsciemment son souhait d’indépendance. Elle nous disait cela quand on était enfants, adolescentes : « les filles, soyez indépendantes » !
Je suis allée en Ecosse. J’aimais l’idée d’étudier en anglais mais j’avais le mal du pays, de la famille la première année. Ensuite ces études m’ont amenée à Bruxelles.
Je suis devenue indépendante financièrement, sans le besoin d’un homme, mais je n’ai pas du tout pu établir une relation d’amour. L’idée de fonder une famille, d’avoir des enfants ne m’a jamais vraiment attirée. Même si j’y ai pensé, j’étais sans doute trop centrée sur moi et mon mal-être que pour élever un enfant.
Je pense qu’on peut s’épanouir en dehors d’établir sa propre famille, même si ce n’est pas facile. Je me rends aujourd’hui compte que malgré une vie différente de celle de ma mère, j’ai beaucoup de ressemblances avec elle : son côté farouche, aller de l’avant, sa résilience, essayer tant bien que mal de vivre sa propre vie, selon son ressenti, et pas celle dictée par la société ou par son propre conditionnement.
L’amitié et la culture m’ont beaucoup aidée dans ma vie. La recherche sur moi aussi pour conscientiser qui je suis et me sentir libre d’être moi.
*Ce n’est qu’en 1959 que De Gaulle a allongé l’instruction obligatoire de 14 ans révolus à 16 ans révolus ; mon père avait 20 ans, il n’a pas pu en bénéficier.