Lors de mon adolescence, il fallait avoir 18 ans pour avoir un job d’étudiante. Une compagne de classe, dont le père était décorateur pour les vitrines des Galeries Anspach, m’avait dit que le magasin cherchait des étudiants pour les vacances de Noël. L’idée me vint de demander l’autorisation à mes parents de pouvoir me présenter à l’embauche. Je dus beaucoup batailler pour obtenir la permission, mais j’y suis arrivée grâce à l’appui de mon frère aîné.

Dans les années 1850, il n’y avait aucun supermarché dans les communes, pas plus que d’Hypermarchés en périphérie. Les quatre grands magasins bruxellois les plus célèbres étaient Le Bon Marché, l’Innovation, les Grands Magasins de la Bourse et le Grand Bazar, tous construits au milieu du XIX siècle. Ils proposaient tous des articles à prix modérés. Ceux-ci attiraient la petite bourgeoisie qui délaissait ainsi les colporteurs et marchands ambulants qui petit à petit disparurent complètement. La grande nouveauté de ces enseignes c’était qu’ils présentaient, dans une même enceinte, tout ce que l’on désirait acheter en dehors de l’alimentation. Ils proposaient de la parfumerie, des vêtements, des bijoux, des souliers, des livres, des disques, des farces et attrapes, de la décoration de Noël… Au dernier étage du Grand Bazar, il y avait un Salon de Thé avec trois musiciens qui jouaient de la musique d’ambiance, mais aussi des valses, des tangos et des slows. Bien souvent, Bonne-maman m’y emmenait après avoir fait ses emplettes et nous nous régalions d’une délicieuse pâtisserie tout en regardant quelques couples évoluer sur la piste de danse. Ces grandes surfaces attiraient la clientèle par les décorations de leurs vitrines plus alléchantes les unes que les autres. A cette époque, la télévision n’existait pas et ces vitrines devenaient un but de promenades pour de nombreuses familles. Il y avait foule devant les devantures et il fallait attendre plusieurs minutes afin d’atteindre la première rangée pour enfin parvenir à admirer les superbes étalages. Les passants s’émerveillaient devant ces décors féeriques animés par des automates et on entendait surgir des "oh, comme c’est beau !" des "regarde-là !" des "tu as vu ça ?".

Les Galeries Anspach étaient le grand magasin attitré de ma famille. Nous y allions toutes les semaines. Mais nous l’avons toujours appelé le Grand Bazar. C’est en 1898 que le magasin s’était ouvert en portant ce nom. Bonne-maman née en 1892, l’ayant connu sous cette appellation a transmis ce vocable à ses enfants et petits-enfants. Pourtant, en l’an 1935, Le Grand Bazar avait changé de nom pour devenir Les Galeries Anspach. Mais en 1983, le magasin fit faillite à cause de la concurrence des supermarchés de proximité et hypermarchés en périphérie. La ville de Bruxelles racheta alors le bâtiment car il était classé afin d’en faire un centre commercial sous le nom de Anspach Center qui offre aujourd’hui de nombreuses boutiques indépendantes au rez-de-chaussée.

C’est en 1963 que je me suis présentée au service d’embauche pour étudiants des Galeries Anspach. Lors de l’entretien, la responsable me donna quelques conseils pour bien accueillir les clients et pour être une excellente vendeuse. Ensuite, elle me demanda dans quels rayons j’aimerais bien travailler. Je lui répondis que ma préférence allait aux rayons des livres, de la papeterie ou des disques. J’ai signé un contrat pour six jours de huit heures de travail.

Le magasin ouvrait ses portes au public à 9h. Pour commencer la journée, je devais d’abord me présenter au bureau de recrutement pour signer une liste de présence et remettre ma carte d’identité. Ensuite, je pouvais rejoindre le rayon qui m’avait été attribué. Mon horaire était de 9h à 12h30 et de 14h à 18h30. Nous étions tous des étudiants engagés pour la période précédant la fête de Noël afin d’aider les vendeuses durant cette période d’achat de cadeaux. Le soir, nous devions remonter au bureau pour reprendre notre carte d’identité à laquelle était attachée à l’aide d’un attache-tout des billets pour une somme de 120 francs, ce qui aujourd’hui ferait 3 euros. Après avoir signé un reçu nous pouvions rentrer chez nous.

Quelle ne fut pas ma déception d’apprendre le premier jour, que je travaillerais au rayon lingerie ! Je fus très bien accueillie par la chef de rayon qui m’expliqua très gentiment tout ce que je devais savoir pour être au top. Je fus très étonnée de voir une majorité d’hommes venir acheter des dessous en dentelles pour leur épouse ou leur maitresse comme cadeau de Noël, nous faisant même parfois des confidences ! Certains connaissaient parfaitement les mensurations de la personne aimée et trouvaient très vite ce qui leur plaisait. D’autres connaissaient les tailles mais demandaient des conseils : "est-ce que vous croyez que cela lui plaira ? Qu’est-ce que vous choisiriez ?" D’autres enfin, n’avaient aucune idée de la taille qu’ils cherchaient et alors commençait le jeu des comparaisons : "ma femme a la même poitrine que cette vendeuse-là, quelle taille fait-elle ?" Enfin il y avait quelques vicieux qui avaient des gestes et des paroles obscènes et qui venaient là sans rien acheter, uniquement dans le but de mettre mal à l’aise les vendeuses. Ma chef de rayon me disait que parmi eux, il y avait des habitués. Pour moi qui étais assez candide, très protégée du monde extérieur par ma famille, je fus souvent choquée, mais ce fut une école de vie. J’étais confrontée à une certaine réalité que je ne connaissais pas et qui m’a endurcie.

C’était la première fois que je gagnais de l’argent. Je me réjouissais de ne pas devoir demander à mes parents de l’argent pour aller leur acheter des cadeaux pour mettre sous l’arbre de Noël. Je jubilais à l’idée de pouvoir gâter ma famille. Pendant ma pause de midi, je déambulais dans le magasin à la recherche de cadeaux pour chacun d’eux. C’est ainsi que, dès le deuxième jour avec mes premiers 120 francs gagné la veille, j’allais faire mes premières emplettes et j’ai continué ainsi avec l’argent reçu chaque fois le jour précédent. C’était tellement nouveau pour moi, d’acheter des cadeaux avec mes propres deniers que je me rappelle très bien la joie qui m’habitait et tout ce que j’ai choisi.

Pour papa, un microsillon appelé aussi 45 tours. Combien de fois en entendant "Le Rocher aux Mouettes" qui passait régulièrement comme interlude entre deux émissions à la télévision, il nous disait : "Chut, écoutez comme c’est beau, on entend même les mouettes ! "Ce fut donc mon choix et cela a été une heureuse surprise pour lui et, pour moi, un affectueux baiser de sa part. J’ai regardé les différents disques que nous possédons encore à la maison aujourd’hui et j’ai vu qu’un microsillon coûtait à l’époque 99 francs (2,5 €). Pour maman une planche à repasser pliante, elle en rêvait mais trouvait que cela coûtait beaucoup trop cher. Je me réjouissais déjà du confort qu’elle aurait enfin ! Car je savais très bien qu’elle ne se permettrait jamais d’acheter, rien que pour elle, ce qu’elle considérait comme un luxe. Sa surprise et sa joie me firent chaud au cœur. Je ne sais plus quel en était le prix mais c’était très onéreux et cela a pris presque la totalité de mon salaire. Pour mes frères, un livre de poche de 20 francs (0,5€), pour Bonne-maman un livre broché de Delly dont je ne connais plus le coût.

Lorsque que j’avais acheté tous ses cadeaux...Eh bien ! il ne restait plus rien de mon salaire. J’avais bien calculé le montant total de mes achats avant d’acheter quoi que ce soit. Je n’avais plus d’argent mais j’étais la plus heureuse des filles en voyant la surprise et le plaisir que cela fit à ma famille qui ne s’y attendait pas du tout. Ce fût un de mes plus beaux Noëls.

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