25 février 1956. Assise avec mes frères autour de la table de la cuisine, nous attendions que nos parents nous rejoignent après avoir terminé leur petit rituel crépusculaire. Maman remonta la pendule, fermait les tentures, recouvrit la cage des oiseaux d’une couverture, non sans avoir pris plaisir à leur dire "bonne nuit les pipits" que mon père répéta joyeusement en écho. Elle prit alors nos trois pyjamas et nos six pantoufles et rejoignit papa devant la cuisinière à charbon. Celui-ci la prépara pour la soirée. Après avoir tisonné les escarbilles pour qu’elles tombent dans le cendrier, il vida une charbonnière d’anthracite dans sa gueule et, enfin, tourna la clé pour un tirage d’air au ralenti, afin de garder une bonne chaleur durant toute la veillée. Maman ouvrit alors la porte du four pour y placer nos petites pantoufles et déposer, sur la barre protectrice, nos pyjamas, afin qu’ils nous réchauffent agréablement lorsque nous les enfilerions. Papa plaça la bouilloire au coin du feu et sema sur la taque les pelures d’orange de notre dessert. Maman servit alors un lait chaud à ses trois garnements et du café pour elle et son mari.

Tout cela étant terminé, ils nous rejoignirent enfin pour s’attabler avec nous. La soirée pouvait commencer. Ce jour-là, comme très souvent, papa faisait ses mots croisés, son gros dictionnaire Larousse posé à ses côtés. Mon grand frère lisait le journal Tintin, mon petit frère qui venait tout juste d’avoir cinq ans, en compagnie de son nounours coloriait son livre d’images. Moi, je découpais des illustrations pour mon cahier d’"Etude du milieu" et maman, en écriture "à la ronde", y calligraphiait les titres. En même temps, nous écoutions l’émission radiophonique du vendredi, animé par Zappy Max à Radio Luxembourg. La bouilloire maintenant chantonnait, les pelures d’oranges embaumaient la pièce, le chat ronronnait à côté du poêle au rythme du tic-tac du régulateur. Nous étions si bien tous ensemble.
Le bonheur !

19h30, un coup de sonnette ! Qui donc pouvait bien sonner à notre porte à cette heure ? Papa regarda par la fenêtre. C’est un homme avec une casquette, dit-il en ouvrant la porte pour descendre les trois étages. Nous étions très curieux, impatients, une légère crainte au fond du cœur, comme un mauvais pressentiment. Papa arriva enfin, il était tout blanc, tenait un petit papier gris-vert à la main et ne disait mot. Il se plaça dos à la cuisinière, face à moi, le regard fixe me traversant comme si je n’existais pas. Je ne le quittais pas des yeux. Mais qu’est-ce-qui se passe ? dit maman. Toujours sans rien dire, il lui tendit le télégramme et elle le lut tout haut : "Henri décédé accidentellement - avertir famille de Belgique - enterrement mercredi à Bléré".

Tandis que maman lisait, je vis des larmes couler sans bruit le long des joues de mon père. Ses yeux étaient fermés, aucune parole ne sortait de sa bouche. Maman l’entoura de ses bras en répétant sans cesse "Oh pitchoun, oh mon pitchoun !" Ah ces larmes, ce silence du paternel ! J’étais tétanisée, paralysée, je n’avais jamais vu papa pleurer. Mon père c’était mon roc, mon refuge, mon Dieu. Que se passait-il ? Mon cœur s’asphyxiait. Le malheur !

Maman ferma la radio, nous dit d’embrasser notre papa et d’aller au lit, qu’elle viendrait plus tard nous donner notre bisou et notre petite croix. Lors de sa venue, je me jetais dans ses bras en pleurant, non pour ce tonton vivant en France et que je n’avais jamais vu, mais d’avoir observé le chagrin de papa, cela me faisait si mal et si peur. Elle prit tout son temps pour me cajoler et m’expliquer tout ce que je ne comprenais pas encore.

Je garde un souvenir qui saigne de cette soirée mémorable, jamais je ne pourrai oublier la douleur et la peur qui m’étreignit lorsque je vis mon père pleurer.

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