Il est là devant nous, majestueux, à se balancer mollement au gré des flots. Son nom, le « LEOPOLDVILLE » s’étale en toutes lettres sur la proue. Malgré l’émotion qui m’étreint, je n’ai pas le temps de m’appesantir sur mes états d’âme car nous sommes accueillis vertement par le service douanier : l’embarquement était prévu à 16 h et il est 16h 45 lorsque nous nous présentons…
Sans plus nous attarder, nous prenons possession de notre cabine où une corbeille de fruits frais trône bien en vue avec un petit mot de bienvenue à bord. Cela nous touche particulièrement. Notre cabine se situe au niveau des coursives inférieures, si bien que notre hublot est juste au-dessus de la ligne de flottaison. L’espace y est confiné et l’équipement est réduit à l’essentiel. Un dispositif spécial arrime chaque objet pendant la navigation. Pas question de laisser tout en désordre sans quoi il n’y a plus moyen de se déplacer. Les valises vont se loger sous les couchettes. Xavier s’attribue celle dans le sens du tangage et moi l’autre, dans le sens du roulis qui, paraît-il donne plus vite le mal de mer. Moi, ça m’est égal, mal de mer, mal de voyage, connais pas…
Notre installation s’achève, c’est notre petit nid à nous, pour une quinzaine de jours au moins.
Nous sommes le jeudi 31 décembre, voilà une Saint-Sylvestre que je ne suis pas près d’oublier. Comme il se doit, nous nous mettons « sur notre 31 » pour nous aventurer hors de notre cabine. Il s’agit de nous familiariser avec les lieux, ce n’est pas chose aisée. Le salon où nous nous dirigeons est déjà bruissant de monde mais, curieusement, le bar ne délivre pas de boissons alcoolisées. Tous ces préparatifs nous ont fait perdre de vue que, alors que nous étions retardataires, la passerelle n’a pas été enlevée après notre passage supposé être le dernier… Nous sommes donc toujours à quai, en transit.
L’annonce d’un communiqué met une sourdine au brouhaha : « Le commandant Journaux et son équipage souhaitent la bienvenue à bord du Léopoldville. Comme les passagers ont pu le constater, le départ n’a pu encore avoir lieu, en raison d’une grève inopinée de la capitainerie. Les éclusiers et les remorqueurs refusent de nous piloter hors du port Des pourparlers sont en cours pour trouver un accord. Le bar ne peut délivrer de boissons alcoolisées tant que nous n’avons pas quitté les eaux territoriales mais, en raison de la Saint-Sylvestre, le commandant offre l’apéritif au champagne ».
Voilà qui relance les conversations et les supputations vont bon train quant à la résolution du conflit qui permettra le départ.
Au restaurant, le soir, et il en sera ainsi pendant toute la traversée, les officiers en grande tenue viennent partager le repas des passagers. Chacun préside une table où prennent place les hôtes qu’il a souhaité avoir comme convives, en fonction de leur titre, de leur rang, de leur classe sociale, ou tout simplement de l’affinité, du moins je le suppose.
C’est la surprise de découvrir que notre place est assignée à la table du Commissaire de bord. Autrement dit l’officier qui gère tous les problèmes relatifs aux passagers. Nos convives sont deux autres jeunes mariés à destination de Léopoldville, ainsi qu’un couple dont le mari s’occupe de navigation fluviale. Sa femme et lui vont nous régaler, tout au long de la traversée, de récits savoureux et d’expériences pittoresques de leur vie sur le fleuve Congo, je n’en perds pas une miette.
Le commissaire, un joyeux luron n’en est bien sûr pas à sa première traversée. Les incidents, joyeux ou non, émaillant sa déjà longue carrière au contact de passagers à chaque fois différents, font de lui un hôte qui nous tient en haleine. Ainsi cette anecdote de la jeune dame qui effectue sa première traversée et qui va faire un tour sur le pont en attendant que son mari ait terminé sa toilette. Entendant la cloche avertir du premier service au restaurant, elle se précipite pour aller prévenir son mari de se presser. Elle dévale les escaliers et pénètre dans la cabine où elle l’aperçoit, venant de terminer ses ablutions, penché sur la valise pour y chercher du linge propre. Sans hésiter, elle lui passe la main entre les jambes et le secoue en s’écriant « Ding, ding, premier service ! ». Le monsieur se retourne…. Elle s’était trompée de cabine !!!
Jugez de notre hilarité en entendant cette histoire, véridique, il nous le jure. J’en doute d’autant moins que j’ai moi-même tenté d’entrer chez les voisins sans me rendre compte immédiatement de mon erreur, tant l’alignement de portes identiques peut prêter à confusion. Il ne m’est heureusement pas arrivé la même mésaventure car je crois que, tout comme cette dame, je n’aurais pas osé remettre les pieds au restaurant par la suite…
Pour l’heure, nous nous sommes réveillés, ce 1er janvier 1965 avec le même quai se balançant mollement sous nos yeux, et pour cause, nous n’avons pas bougé d’un pouce.
Bonne année mon cœur, ce n’est pas cela qui va nous saper le moral !
On nous autorise à donner un coup de fil à nos familles, nous ne nous faisons pas prier. C’est l’occasion ou jamais d’encore leur présenter nos vœux de vive voix. Leur étonnement est grand de nous savoir toujours à quai.
Cette journée se déroule dans une ambiance festive, chacun souhaitant la bonne année à son voisin, inconnu encore le jour précédent mais qui, aujourd’hui devient le joyeux compagnon avec qui il va partager les moments mémorables de cette traversée.
Toujours pas d’alcool au bar, cela n’empêche nullement la bonne humeur de régner. Autour des tables du salon, les conversations vont bon train. On suppute les chances d’un accord entre les grévistes et d’un départ imminent, tout cela sur un fond musical de circonstance. Certains, dont nous sommes, vont se dérouiller les jambes et prendre l’air sur le bastingage. Hélas, la température de saison n’incite pas à la flânerie, il faut se résoudre à rentrer au chaud, quitte à parcourir de long en large toutes les coursives. Cela nous occupe un bon moment et a l’avantage de nous familiariser avec les lieux. Au hasard des rencontres, nous sympathisons et créons des liens en partageant des jeux de société ou en taillant une bavette. On apprend à se connaître et à s’apprécier mutuellement.
Le 2 janvier, une folle rumeur circule : un accord aurait été conclu, on va pouvoir partir ! Hélas, il faut vite déchanter, ce n’était qu’une fausse nouvelle… Bah, tant pis, on va continuer à ronger son frein ! Moi, je ne m’en plains pas, je me sens en vacances tout en faisant mon apprentissage du « monde ». Ca me change du milieu familial qui a été le mien jusqu’à présent.
Je ne connais personne. Pourtant, je me sens très vite adoptée par tous ces coloniaux qu’un rien met de bonne humeur, toujours prêts à tirer parti de l’imprévu en prenant du bon temps là où ils se trouvent. Simplicité, sociabilité, générosité, sont des qualités que je leur découvre de façon quasi générale. L’avenir viendra me confirmer ce premier jugement.
Xavier, dont c’est loin d’être la première traversée, me sert de mentor parmi ce monde entièrement nouveau pour moi. C’est ainsi qu’il me fait observer le clivage entre « le clan de Léopoldville » et « le clan du Katanga ». Ceux de Léopoldville toisent volontiers les Katangais, ainsi que le reste du Congo, comme des « provinciaux », tandis que, de leur côté, les Katangais s’estiment, à juste titre, les pourvoyeurs principaux de la richesse du pays. Cette province est en effet un véritable scandale géologique qui, à elle seule, peut faire vivre le pays tout entier. Son ministre Tschombe l’a bien compris, qui a osé tenter une sécession, d’ailleurs vite réprimée par les instances internationales (ONU) - chapeautées par les USA, faut-il le préciser - soucieuses de ne pas voir s’échapper la poule aux œufs d’or.
J’observe, amusée, que les Katangais ne sont pas loin de considérer « tous ces administratifs de la capitale » comme des parasites qui ne pourraient survivre sans l’apport des richesses minières de leur belle province.
Bref, à chacun ses complexes…
Une bonne nouvelle tout de même : en raison des circonstances et puisqu’on ignore quand le conflit cessera, l’interdiction de vente d’alcool au bar est exceptionnellement levée. Au grand soulagement de tous ces soiffards invétérés que sont les coloniaux, peu habitués à se contenter de limonades.
Le dimanche 3 janvier, il y a gros à parier qu’aucune réunion ne se tiendra et qu’il n’y aura donc pas d’accord en vue. Pari tenu, la journée se passe comme la veille. On est retenu à bord mais on peut toutefois appeler sa famille, la liaison téléphonique du bateau n’étant pas interrompue.
Tous les espoirs se reportent sur le lundi, va-t-on, oui ou non trouver une solution ? Et si la situation se prolonge, qui va payer ces « jours de congé » supplémentaires forcés ? Où que l’on se trouve, on n’entend parler que de cela. Le communiqué officiel qui mettra fin à tous les doutes est attendu avec impatience.
Il tombe comme un couperet : pas d’accord en vue !
La déception est perceptible, le moral des troupes commence à s’en ressentir : quatre jours à tourner en rond sur un bateau à quai, ça vous le sape quelque peu. Le commandant l’a compris, qui autorise les sorties pendant deux heures au cours de l’après-midi, après quoi il faut rentrer à bord. Beaucoup, dont nous-mêmes, décidons de faire un tour sur la terre ferme pour nous distraire et nous dérouiller les jambes.
Le mardi 5 janvier, les négociations sont toujours au point mort et le désarroi grandit. Après quelques palabres, le commandant nous autorise à sortir, cette fois pour la journée, avec obligation de rentrer pour le souper. Nous ne nous faisons pas prier et allons flâner en ville jusqu’à l’heure imposée pour le retour. Cela nous a changé les idées. Hélas, le problème n’est toujours pas résolu, et même pire : le lendemain 6 janvier, on nous annonce qu’aucune solution n’étant en vue, nous sommes autorisés à renter dans nos familles respectives, pour autant qu’elles habitent dans un rayon de 100 kms. Moyennant un coup de fil à bord chaque matin, midi et soir pour connaître les consignes, nous pouvons même y rester loger ! Il ne nous faut pas trente secondes pour décider prendre le train pour Bruxelles. La maman de Xavier est toute heureuse et émue de nous revoir ainsi inopinément.
Et pourquoi pas en profiter pour aller une dernière fois au cinéma ? Nous optons pour le film « Harold et Maud » dont la critique dit grand bien.
Quelle n’est pas notre surprise, vers 23h30, de trouver maman Adrienne guettant notre retour avec impatience. Un coup de fil du commissaire de bord vient de l’aviser : nous devons être à bord le soir même. La grève est terminée.
Catastrophe, il n’y a plus de train pour Anvers à cette heure tardive ! En toute hâte, nous rappelons le commissaire pour trouver une solution. A notre grand soulagement, il nous précise que le départ n’aura pas lieu cette nuit, mais que c’est par précaution que tout le monde est rappelé dès ce soir. Le premier train de 5h30 qui nous amènera à Anvers pour 7h30 conviendra parfaitement.
Aussitôt dit, aussitôt fait, dernière courte nuit à Bruxelles, ultimes adieux touchants. Promesse tenue, à 7h30, nous sommes à bord du Léopoldville, on peut enfin partir !
Inutile de décrire l’effervescence qui règne parmi les passagers. Tout le monde est sur le qui vive et guette avec impatience les signes avant-coureurs du départ. Nous avons pourtant encore tout le temps de prendre le repas de midi sans qu’aucun branle-bas de l’équipage ne soit perceptible. Ce n’est que vers 15 heures, alors que tous, de manière plus ou moins résignée, trompent leur attente qui par une somnolence digestive, qui par une promenade sur le pont, que la fébrilité de l’équipage, jusque là très discret, attire l’attention. Les opérations préalables au départ d’un bateau, surtout de ce tonnage, ne passent pas inaperçues et le bruit ne tarde pas à se répandre comme une traînée de poudre : on largue les amarres.
Il ne faut pas trente secondes pour que tous, sans exception se retrouvent accoudés au bastingage à observer et à commenter les opérations. Le remorqueur est là, fièrement, à la proue, dirigeant les manœuvres délicates de sortie du port.
Je vois le quai s’éloigner à mes yeux et une forte émotion m’étreint : adieu mon enfance, mon cocon familial, mon petit monde familier, je vous quitte pour un grand saut dans l’inconnu. C’est une nouvelle vie qui commence pour moi, que me réserve-t-elle ? Comprenant mon désarroi Xavier m’enlace les épaules, comme pour me dire « C’est à deux que nous commençons cette nouvelle vie, je suis à tes côtés ».
Le spectacle fascinant du port qui défile lentement sous nos yeux, l’avancée majestueuse vers le large, toujours à la suite du remorqueur, nous n’en perdons pas une miette. Il aura fallu sept jours pour connaître enfin ce moment et jamais le bruit et les trépidations des machines ne nous auront paru aussi agréables. Malgré le froid de ce 7 janvier, ce n’est qu’en arrivant dans l’écluse qui va nous ouvrir les portes du large que nous nous résignons à rentrer au chaud. Il va bientôt être l’heure de passer à table. Le repas du soir est le plus festif, les officiers eux-mêmes sont en grand uniforme, il s’agit donc d’être présentable en faisant « toilette »… j’apprends les usages mondains !!!
Au beau milieu de l’écluse, nous sommes attablés lorsque, soudain, un calme insolite vient nous alerter : les moteurs se sont arrêtés. Grand dieu ! Qu’arrive-t-il encore ?
Renseignements pris, nous apprenons qu’un brouillard épais s’est levé et que, tant qu’il persiste, il est impossible de prendre le large. Je n’en crois pas mes oreilles, suis-je dans un mauvais rêve ? Nous nous endormons ce soir là bercés par le clapotis des flots contre la coque. Les bruits sont assourdis et la vision qui s’offre à nous par le hublot semble être celle d’un monceau d’ouate venu s’y agglutiner.
J’ai dû m’endormir mais non, je ne rêve pas, les secousses d’un moteur, le grincement de chaînes et cette sensation d’être entraînée vers le bas… Je me précipite au hublot pour constater, hébétée, qu’un énorme mur se dresse à moins de 30 cm ! Xavier, plus expérimenté que moi comprend immédiatement que l’écluse s’est remise à fonctionner, le brouillard s’étant sans doute atténué. Un coup d’œil à notre montre nous indique que nous sommes au petit matin de ce 8 janvier. Nous sommes donc restés immobilisés douze heures dans l’écluse.
Je vous le jure, à partir de ce moment, nous avons VRAIMENT pris la mer !