Extrait de "Nous racontons notre vie" 2020-21
Enfance et adolescence
Je suis né à Tanger en 1956, pendant la guerre d’indépendance. Notre famille est originaire du Rif, de la montagne. Mon père est venu à Tanger en bateau avec ses parents. C’était pendant la guerre de 1921-1926, il n’y avait plus rien à manger, ils étaient 8 enfants. Ils logeaient chez des amis, à la campagne. Un jour, mon papa est allé en forêt avec sa mère pour ramasser du bois. Il s’est éloigné et a rencontré un homme qui lui a demandé ce qu’il faisait là tout seul. Et cet homme lui a proposé de venir avec sa famille pour s’occuper de son domaine.
Ils avaient enfin une maison, des terrains à cultiver, c’était la porte du paradis qui s’ouvrait ! Le propriétaire du domaine était juif, il a permis à des centaines de personnes du Rif de vivre en cultivant ses terres. C’est pour ça que je n’aime pas qu’on parle mal des Juifs. Après, comme il y avait beaucoup de consulats à Tanger, mon père est devenu surveillant dans la maison du substitut du Roi. J’ai été dans de très bonnes écoles. En troisième primaire, j’ai appris le français.
Les meilleurs moments de ma petite enfance sont ceux que j’ai vécus avec ma grand-mère. Elle me portait sur son dos, elle m’y calait avec un grand drap et je restais des heures sur son dos. Je sens encore l’odeur de la sueur de ma grand-mère. Elle était une vraie Berbère libre. Quand elle voyait les pêcheurs passer, elle les faisait entrer chez elle, leur donnait à manger et elle recevait du poisson en échange.
Entre ici et là
Mon histoire, entre ici et là-bas, c’est une histoire d’amour et de désamour. J’avais tout en tant que fils unique. Mais j’étais attiré par l’Europe. J’en ai fait un peu le tour. Je pensais que le meilleur pays qui pourrait m’accueillir, c’était l’Angleterre. J’ai eu pas mal d’aventures surtout avec une belle Iranienne ; je voulais me marier avec elle mais ça n’a pas été possible. Finalement, j’ai économisé et je suis venu ici en 1979. Bruxelles était le lieu où j’avais déjà des cousins. Je m’y sentais protégé. Finalement, je me suis inscrit à l’ULB et un mois après j’avais trouvé un job.
Ici on respecte la loi. Au Maroc on respecte surtout les connaissances, les relations. Tout fonctionne par recommandations. On doit s’imposer physiquement parfois. Moi, c’est l’instruction et la culture qui m’ont favorisé.
Être homme
En 1983, en allant acheter un croissant, j’ai rencontré Latifa et ce fut le coup de foudre et nous nous sommes mariés. Avec Latifa, nous sommes complémentaires. Elle a du caractère. Mon papa ne faisait pas tout ce que je fais. C’est un changement total. Par exemple à la maison c’est moi qui fait la vaisselle, non parce que ma femme me le demande, mais parce que pour moi c’est naturel. Le plus important pour moi est que ma femme organise elle-même son programme. Je ne l’influence en rien et, dans cet équilibre, je trouve ma voie. C’est notre façon de créer notre paradis. Latifa a été ma stabilité. J’aimerais mettre un diamant au centre de son petit foulard comme pour une princesse.
Religions, croyances, valeurs
Dans mon enfance, je voyais mon père tout le temps en contact avec des Chrétiens. Mon père faisait sa prière mais il était tellement fatigué qu’il oubliait. Moi j’aimais aller à la Mosquée lors des fêtes, pour manger le couscous, et pendant les mois de Ramadan. C’était le côté amusant mais, ce que je n’aimais, pas c’était l’école coranique à partir de cinq ans. L’imam était très dur, il utilisait le bâton.
Dans ma vie, la religion n’avait pas beaucoup d’importance. En secondaires je me passionnais pour la littérature française et, en même temps, je lisais aussi les livres des Frères Musulmans. Donc pour moi il y avait une dualité. J’ai lu Jean-Jacques Rousseaux et ça m’a ouvert les yeux. A tel point que je suis devenu communiste. En 1979, je suis parti du Maroc car j’étais tout de même dans le viseur des autorités. À ce moment déjà, j’étais très lucide : en regardant les guerres qui éclataient je me disais que le monde musulman était en train de répéter les guerres de religions avec les catholiques.
En 1981, en cherchant du travail en Belgique, le paradoxe a voulu que je devienne professeur de religion grâce à une annonce parue à la mosquée. À ce moment, je portais la barbe et les gens dans le quartier m’appelaient Moïse. J’ai persuadé des parents de laisser leurs enfants aller à la piscine pour apprendre à nager.
La religion pour moi c’est : le matin je suis juif, le midi je suis chrétien et le soir je suis musulman. Toutes les religions te disent de lire. Tu apprendras énormément en lisant.
J’ai apporté une pierre. Elle vient de la plage de Tanger. C’est l’objet le plus précieux que j’ai chez moi. Parce qu’il a une histoire. Mon fils, qui est mort à 9 ans d’une méningite foudroyante, m’a apporté cette pierre quand il avait 8 ans. Il voulait la donner à son grand-père. Cette pierre était comme un cadeau qui est passé de main en main dans la famille. Aujourd’hui c’est moi qui l’ai. C’est un objet familial qui est plus précieux pour moi qu’un diamant. Ma femme l’utilise de temps en temps pour la prière. Moi je ne fais pas trop la prière. Les personnes âgées ont souvent une pierre avec eux. Ils font des ablutions sèches à l’aide de la pierre. Moi, lorsque je suis triste, je prends cette pierre, je la garde en main et la tristesse s’en va. Cette pierre a voyagé, elle est chargée d’histoires.
Depuis que je suis retraité, je m’implique dans plein d’activités sociales. La seule qualité qui est partagée par toutes les religions, c‘est la cohésion sociale. Si tu ne cherches pas la cohésion sociale, tu es comme un agriculteur qui ne cultive pas sa terre. Je transmets à mes enfants le respect des autres.
Mon rêve aujourd’hui est d’aider mes voisins. J’essaye de rendre à la société ce qu’elle m’a donné. Je suis retraité et je pense que les retraités peuvent avoir beaucoup de pouvoir pour aider les autres. Chacun a une valeur, une richesse qu’il faudrait partager, utiliser. Le monde d’aujourd’hui est beau mais le partage est mal fait. On doit aller vers plus de justice.