J’avais neuf ans et demi et je vénérais mon parrain. Il m’intimidait beaucoup. C’était un chirurgien très connu. Parfois, il m’emmenait dans sa Studebaker bleue, une voiture qui ressemblait à un avion, mais sans ailes, évidemment. Je ne crois pas que nous nous parlions beaucoup. A cette époque-là, les adultes conversaient entre eux et les enfants étaient priés de ne pas trop faire de bruit.
Pour l’anniversaire de ma sœur, le 30 janvier 1958, mes parents avaient invité ses amies de classe. Papa avait loué un projecteur et des films de Charlie Chaplin et de Laurel et Hardy. On avait écarté les meubles pour faire de la place au salon.
Soudain, un coup de fil. Maman décroche, puis fond en larmes. Que s’est-il passé ? Elle nous annonce qu’oncle Doudou est mort. Il a opéré plusieurs personnes ce matin-même, il est rentré pour déjeuner et il est mort à table, devant sa femme et ses enfants. Tout de suite, Maman se met à décommander toutes les invitées, sauf une qu’elle ne parvient pas à joindre et qui arrivera une demi-heure plus tard. On lui dit que la fête n’aura pas lieu, que nous sommes en deuil. Nous ne verrons pas les films comiques. Papa nous explique qu’oncle Doudou a eu les artères bouchées parce qu’à l’université il avait mangé trop de frites.
Ma sœur a pleuré très fort. Moi aussi, mais c’était surtout parce que j’avais perdu mon parrain. J’avais comme souvenir qu’il était monté sur une table pour mieux filmer mon neuvième anniversaire. A cette époque, les caméras étaient rares, et les films, muets.
Nous étions en deuil. Maman a fait teindre un de ses tailleurs en noir, une couleur qu’elle allait porter pendant six mois avant de passer petit à petit à des tons moins lugubres. Le jour de l’enterrement, de grandes tentures noires masquaient la porte d’entrée de chez mon oncle. Nous avons tous suivi à pied le corbillard jusqu’à l’église du quartier. A la vue du cortège, les passants se signaient. J’avais mal aux pieds : mes chaussures neuves étaient trop serrantes. Telle fut ma première expérience de la mort.