Femme au foyer de mère en fille : voilà ce qui semble bien être la vocation de la femme dans ma généalogie.
Les portraits où figurent mes grand-mères et arrière grands-mères montrent des femmes dignes assises à côté de leur mari et entourées de nombreux enfants. La maison est leur royaume et sur leur visage, je décèle de l’autorité et la conscience d’un accomplissement. Certaines d’entre elles peignent aussi de pâles paysages, jouent d’un instrument de musique, montent à cheval et reçoivent pour le thé leurs cousins venus en visite, toute une vie qu’elles décrivent joliment dans les pages d’un cahier aujourd’hui jauni que j’ai retrouvé dans le grenier de la maison familiale.
A la génération de ma mère encore, on donne aux jeunes filles une éducation qui fera d’elles une bonne épouse, une charmante maîtresse de maison et une mère admirable. Dix ans plus tard, celles qui insistent sont autorisées à devenir assistantes sociales, infirmières ou secrétaires – métiers qu’elles se hâteront d’oublier dès que le prince charmant apparaîtra. Mais l’université, elles n’y pensent même pas, elles ont intégré que ce n’est pas un lieu pour les jeunes filles convenables.
En 1979, j’ai 18 ans. Mes parents évoquent avec mes frères leurs projets d’études, mais moi, personne ne me demande si j’ai des projets. J’aimerais bien leur montrer qu’une brune ne compte pas pour des prunes et que je suis tout-à-fait capable de faire les mêmes études que mes frères. Mais pour être honnête, la psychologie et la musique m’attirent beaucoup plus que l’économie.
Je soupçonne mes parents d’être absolument ravis du petit ami que j’ai l’époque et qui, selon eux, ne manquera pas de me demander en mariage. Ouf ! ils auront bien fait leur travail : caser leur fille, la soustraire à un monde dangereux où les hommes peuvent séduire une femme et la rejeter ensuite, salie, déshonorée. Perdue, c’est le mot. Que Dieu me garde de la honte qui s’abat sur les filles perdues.
Trois fois hélas ! L’amoureux s’évanouit dans la nature et mes parents désemparés ne savent que faire de moi. Mais ils ont des ressources :
Une école de secrétariat te conviendrait très bien, tu pourrais ensuite trouver un travail et gagner ta vie. Comme ma tante toujours célibataire à 35 ans... Quel programme ! Moi qui rêvais de faire de la musique.
On ne gagne pas sa vie avec la musique, surtout sans mari.
Je ne me rebelle pas, je finis par croire qu’ils ont raison, que j’ai laissé maladroitement s’échapper l’homme qui aurait assuré ma destinée de femme et de mère, qu’il me faut maintenant être raisonnable et gagner ma vie. En attendant le prochain candidat-mari.
Secrétaire ! Toujours disponible, souriante, efficace, anticipant les besoins de son patron, facilitant sa vie et écartant les importuns. Dévouée : le même mot pour la fille, l’épouse, la secrétaire. On est encore au 20ème siècle pardi. Ça va changer, ça c’est sûr. L’homme devrait se méfier des femmes dévouées. Mais sait-il que seule celle qui règne sur son propre destin fera de lui un roi ?
Grâce à ladite tante, je trouve un emploi dans une structure gravitant autour de la Commission Européenne. Le patron ressemble à un gros matou prêt à bondir sur les petites souris sautillant sur l’épaisse moquette du couloir lorsqu’elles lui apportent son café – ni sucre ni lait, n’oubliez pas - et le rapport tout chaud des derniers « binding Agreements » scellés en haut lieu.
J’observe le ballet et je décèle déjà la ravissante qui, au sein du staff, minaude. Elle ne se presse pas, elle charme, fait mine de repousser toute tentative d’approche, rit en réajustant ses mèches derrière ses oreilles. De jour en jour, sa jupe se fait plus courte, son chemisier plus transparent et les boutons qui le ferment résistent tant qu’ils le peuvent encore à une fière poitrine ne supportant plus le moindre carcan. Le matou aux yeux de braise caresse ses moustaches en ronronnant, la souricette n’a jamais eu le poil aussi brillant et les dossiers urgents pâlissent dans la pile posée sur le bureau d’acajou.
Je n’assisterai pas à la reddition, car je m’ennuie à périr. Rester davantage, c’est me renier. J’ai d’autres ambitions que d’apporter le café en salle de réunion et de régaler les yeux du patron. L’amie à qui je propose mon job me demande le matin de son entretien d’embauche : ton patron, c’est le genre à apprécier un chemisier entrouvert ? Ah ! le fameux petit bouton qui fait la différence.
Les mentalités ont fort heureusement évolué. Aujourd’hui, T shirts et pulls ont détrôné les boutons affolants, les hommes vont chercher leur café eux-mêmes et ils épèlent sans faute le mot harcèlement. Dans les bureaux de la Direction trônent toujours des canapés moelleux.
Dans ces relations homme-femme au travail, on observe les traces d’une maltraitance de la femme. L’inverse est vrai aussi, quand les femmes au pouvoir se prennent pour des hommes. Mais derrière tout cela, juste derrière le voile, ne s’agit-il pas de cette parade vieille comme le monde qui se rejoue sans fin et qui pousse l’un vers l’autre deux sexes dans une aimantation irrépressible ?
Trêve de philosophie ! Nous sommes en 1981, la vie m’appelle et c’est sur les bancs de l’université qu’elle me donne rendez-vous, pour nourrir ma ferveur d’art, de musique et de philosophie.
Dans la famille, mes parents soupirent, mais ont l’intelligence d’accepter mon changement de cap. Les femmes s’agitent : pour qui se prend-elle, cette jeune impétueuse qui caracole sur les pavés de l’anti-conformisme ?
Quatre années d’études magnifiques, de rencontres exceptionnelles, des professeurs passionnés et généreux et enfin un mémoire primé à l’Académie des Beaux-Arts et Belles Lettres de Belgique.
Dans la famille, certains minimisent mon grade, arguant que ce n’est quand même qu’un diplôme d’histoire de l’art et mes parents comprennent, au montant inscrit sur le chèque de l’Académie, que les honneurs reçus, ça n’est pas du pipeau !
Mais le prince charmant piaffe en coulisse sur son cheval blanc. C’est à lui ? Alors il entre en scène. Mes cellules s’affolent, oubliés le diplôme et l’appel du large, mes gênes me rappellent que ma vocation est dans le mariage et la maternité et je m’engouffre avec enthousiasme dans l’aventure. Me voilà rentrée dans le rang et dans la normalité généalogique. Mes parents se regardent et pensent : job done !
Les circonstances de la vie 15 ans plus tard m’obligeront à gagner de l’argent et je suis engagée à un poste à responsabilités dans une entreprise immobilière.
Ne le dites pas à mes parents, ils me croient chanteuse dans un bar.