C’est dans un village devenu aujourd’hui une des dix-sept communes de Bruxelles. Une rue courte ou des petites maisons s’accolent. Toutes sont des maisons à quatre chambres et à un seul étage, certaines étant plus profondes donc un peu plus vastes. Il y a aussi quelques ateliers ou hangars.
Soudain au milieu de la rue, se dresse une grosse maison, entouré d’un jardin, type maison bourgeoise style 1900. Elle se veut particulière. Pour moi elle n’est pas néo-gothique mais néo-prétentieuse. C’est là qu’habite et reçoit « le docteur ».
C’est le médecin de la famille. Il a suivi la trace de son père qui soignait déjà mes grands-parents. Son fils fait les mêmes études. Un vrai médecin de village. Il connaît, tutoie et soigne tout le monde au moyen d’un bon diagnostic et d’une panoplie de médicaments d’antan. Il ignore recyclage et psychologie mais il aime les gens. À tous ses patients il donne son temps et son savoir et en contrepartie il les mène avec autorité.
C’est un petit gros continuellement pressé. Chez nous la porte de la maison est toujours ouverte. Déjà, il est à l’étage dans la chambre de l’enfant malade alors que maman ignore encore sa présence. D’avance elle a prévu pour lui une chaise près du lit et de quoi se laver les mains. Mais il ne se lave pas les mains et ne voit pas la chaise. De tout son poids il s’assied sur le lit. Après son départ j’entends maman dire : « cela ne se fait pas ».
Un des premiers souvenirs que j’en ai, c’est un jour où le plus jeune qui n’a pas deux ans est très malade. On dit qu’il peut mourir. Le docteur cette fois là fait une longue visite, puis organise une consultation avec un spécialiste : un homme âgé à l’air sévère. Je ne le connais pas mais lui appelle maman par son prénom. C’est un pédiatre qui possède une clinique pour enfants. Il a emmené le bébé et il l’a opéré et sauvé. C’était une hernie ombilicale.
Pendant la guerre, les années 42-43 sont terribles : froid glacial, pas de chauffage, manque de ravitaillement, marché noir encore peu accessible...
Des six enfants, je suis la seule à souffrir des carences alimentaires. Je suis sérieusement anémique. Cela débute par des engelures ouvertes et saignantes des pieds à soigner et bander tous les jours. Puis arrive la furonculose, ce que populairement on appelle « des clous », une série de clous qui apparaissent les uns après les autres essentiellement sur mon arrière train. Maman les soigne avec des cataplasmes de farine de moutarde. Dès qu’un clou est mur, c’est-à-dire très gros et douloureux, le docteur arrive et sans hésiter le perce d’un coup de bistouri. Il attend que les autres grossissent pour recommencer.
Le traitement de fond, faute d’une meilleure alimentation, se limite à un peu plus de corps gras sur mes tartines, à une cuillère d’huile de foie de morue par jour, et deux fois par semaine passe une brasserie qui m’apporte une bouteille de levure de bière, un produit brunâtre et épais, un grand verre à avaler en se bouchant le nez.
Pendant plusieurs semaines je manque l’école, incapable de m’asseoir sur un banc scolaire. Je suis une enfant très grande, style perche, maigrichonne et pâlotte. Je suis réputée nerveuse, ne tenant pas en place, mais en réalité je gigote pour me réchauffer. Je ne supporte pas le regard apitoyé des autres. Je préfère n’être pas là. J’ai beaucoup de volonté, j’étudie à la maison. Sans être brillante, je passe toujours de classe. Ce qui m’a sauvé, c’est qu’à la fin de la guerre la mer du Nord est envahie de... harengs. On en mange tous les jours, parfois deux fois par jour. Ces harengs, cuits, frits, en salade, à l’escabèche, sous toutes les formes de préparation, gardent leur odeur et goût particulier. Mais pour moi, ces poissons gras sont un élément reconstituant.
Un jour, j’avale une arrête par le mauvais trou et ne sais m’en débarrasser. Je suis envoyée seule à la consultation du médecin. Il reçoit dans sa maison tous les jours de cinq à sept heures. Un public des plus mélangé : enfants remuants, dames à chapeaux, ouvriers en salopette... une cour des miracles fréquentée par tout un peuple. Mon tour arrive et j’explique au toubib mon mal. En quelques minutes l’affaire est traitée : un abaisse langue, une bonne lampe et une longue pince et il me dit : « tu sais, cette arrête ne serait jamais passée, elle était piquée dans ta glotte. Je remercie et pars sans payer.
Je sais que les médecins, vu leurs fonctions et leurs titres n’acceptent pas de manipuler de l’argent ! Trimestriellement ou irrégulièrement ils expédient par la poste à leurs patients une note d’honoraires. Celle-ci, plus globale que détaillée, est toujours une surprise.
En juillet 1945, je me casse le tibia. C’est par le tram, en portant sa grande fille de 15 ans, que papa me conduit à la clinique. Là, on immobilise ma jambe par des bandes trempées dans du plâtre frais. C’est chaud et humide. C’est encore en tram que papa ramène une enfant bien plus lourde. En septembre 45, débarrassée de ce plâtre, je cours applaudir les Anglais. La libération, quelle belle fête !
Pour le docteur une nouvelle aire commence.
L’arrivée des antibiotiques et de la pénicilline, le retour à une alimentation et une vie plus normale transforme sa pharmacologie. Plus tard la sécurité sociale organise et modifie ses procédures. Il décède vers 1960 dans la force de l’âge.
Aujourd’hui, son village est une grande commune où les médecins sont trop nombreux. Les lieux et les styles de vie ne se reconnaissent plus. Ainsi naissent les agglomérations, se transforme l’environnement et se modifie la vie quotidienne.
Le monde change. Le docteur du village n’est plus, mais il a été.
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très beau récit