Lors de la première rencontre avec un groupe, il est normal de se présenter : « Je suis femme au foyer », ou mieux encore « Je ne travaille pas » ! Ces petites phrases assassines m’ont toujours fait mal, m’ont attristée car j’ai travaillé, je travaille … Mais peut-être pas à faire ce qu’on imagine quand on peut dire : « Je travaille à l’extérieur de chez moi, je gagne ma vie », « J’ai un patron, des collègues », « Je n’ai plus le temps de rien faire à la maison », ce qui confère immédiatement un « statut ».
En 1961, dès la naissance de notre premier enfant, je pressentais que je ne retournerais pas au bureau. Je crois qu’en fait je n’ai jamais imaginé me partager entre la vie de famille et un travail. Evidemment, vivre avec un seul salaire, même s’il était confortable, nous a obligés à regarder la fin du mois avec un petit pincement au cœur, et à craindre les aléas de la vie : accidents, frais médicaux, de dentiste, pannes de voiture, etc… Mon mari estimait qu’il gagnait bien sa vie et qu’il fallait se débrouiller avec ce qui venait. Il a pu ainsi se permettre de déployer sa carrière, les problèmes familiaux étant assumés.
Les déplacements auxquels nous a exposés la carrière de mon mari m’ont coupée de toute velléité de m’échapper de la maison et m’ont obligée à me centrer sur les enfants qui, tous les dix-huit mois, changeaient de langue, de continent et d’habitat.
Finalement installée à Bruxelles, j’ai pris amplement ma part du travail dans une maison centenaire, avec jardin, et surtout avec nos trois enfants et un papa trop souvent absent. Des corniches du rez-de-chaussée aux grandes fenêtres du deuxième étage, je grattais, je peignais, je retapais. Les voisins me regardaient avec surprise et ne m’ont pas épargné les remarques. Perchée sur les rampes d’escalier, je blanchissais les plafonds, tapissais les murs, déplaçais le mobilier… « Aurais-tu épousé un singe ? » a-t-on demandé un jour à mon mari.
La réception des bulletins scolaires et les rencontres avec les professeurs étaient de mon ressort : les « Peut mieux faire » jetaient une ombre sur les vacances et allumaient mes colères. Les multiples décisions médicales et de dentisterie étaient prises sans consulter mon mari, et les enfants ont appris très tôt à se référer à moi seule. Le papa devint un peu un intrus quand il se préoccupait tout à coup des choses de la maison. L’un de nos fils avait une santé préoccupante et ma fille me disait il n’y a pas longtemps : « Je voyais que vous aviez des difficultés avec Bernard et je me suis écrasée »… Dans le feu de l’action, je ne me rendais pas compte qu’elle n’était pas épargnée. J’avais tout à décider, j’ai parfois trouvé la tâche lourde et les copains un peu malveillants disaient que « je portais la culotte ». Ah, le regard des autres !
Cependant, dès le début de notre mariage, nous avons pris des engagements extérieurs et bénévoles : préparation au mariage, groupes de catéchèse paroissiaux, association de parents, groupes de recherche dans une école secondaire et participation au PO, formation continue des adultes, Centre de Planning Familial, ...
J’ai monté chez moi un secrétariat où j’ai, entre autres, formé au travail une de mes belles-filles. Là j’ai pu donner le meilleur de moi-même en soutenant des petites entreprises qui démarraient, mettant en page des idées géniales, car les ingénieux n’ont pas toujours le sens pratique. J’ai soutenu et aidé des étudiants affolés qui n’en finissaient plus avec leur mémoire, et l’ordinateur tournait à plein régime. Rester en prise avec les jeunes m’a empêchée de vieillir trop vite et m’a obligée à apprendre les nouvelles technologies. Nous avions le feu sacré et il ne nous a pas quittés, nous donnons encore du temps au bénévolat.
Il n’en reste pas moins que mes enfants aussi me percevaient comme une maman « qui ne travaille pas ». Ils m’ont parfois demandé pourquoi je n’avais pas de profession et je sentais comme un reproche. Ils ne mesuraient pas le temps que je leur consacrais, trouvaient normal que j’emmène à la maison de vacances, pendant les congés scolaires, des cousins et des camarades dont la maman « travaillait ». « Tu peux venir quand tu veux » disaient-ils, et à toute heure je rencontrais des inconnus dans la maison. Mes enfants trouvaient cela chouette.
Je me suis souvent posé la question : et si j’avais « travaillé », qui aurait fait tout cela ? Je me suis enrichie de toutes sortes de façons, je suis devenue curieuse de la chose publique ou politique, je suis très attentive à ce qui se passe dans la vie courante, je me construis encore aujourd’hui. Travaillant à l’extérieur avec la même charge à la maison, comment aurais-je fait pour concilier mon intérêt personnel et l’intérêt familial ?
Finalement, j’ai mal vécu les questions et les remarques, y compris dans la famille, du type « On sait que tu n’as rien à faire ! » Il y avait du mépris. Je n’entrevois pas de solution idéale mais je me défends : j’ai énormément travaillé mais pas dans un bureau.
Qui est gagnant ? Je ne sais, et je ne désire pas porter sur les autres le jugement qu’on m’applique. Je traîne une colère mais je ne sais à qui ou à quoi elle s’adresse. Si c’était à refaire…