Depuis l’âge de 15 ans (née en 1942, c’était donc en 1957), après une brève hésitation, entre le barreau et la chirurgie, mon choix s’est porté sur la chirurgie. Sauver des vies. Se trouver face à face avec soi-même et ses erreurs. Tout de suite. Sans possibilité de se défiler. Car le résultat est là, concret, irréversible.
Les sept années d’études de médecine touchent à leur fin. Dernier obstacle : les examens. Celui de chirurgie se passe au mieux de mes espérances. Je manifeste mes intentions de formation en chirurgie. Et je suis acceptée ! Je suis autorisée à entamer les stages à l’Hôpital académique.
Le 1er août 1967, je patiente devant le bureau du Chef de service. Nous sommes plusieurs à attendre notre affectation dans les différents secteurs de la chirurgie. J’ai de la chance. J’officierai dans une salle où sont rassemblés les cas compliqués de chirurgie digestive. Sous la direction d’un chirurgien senior qui sera mon formateur.
Mais il y a les formalités administratives et les cruelles réalités de la vie. Je suis « bénévole » de l’Hôpital universitaire. Mes prestations ne sont pas fixées mais elles impliquent un lien de subordination absolue à la hiérarchie de l’Institution et de l’Université. Je commence ma journée à 7 heures pour la terminer quand elle se terminera. Sans compter une garde résidentielle de 24 heures par semaine, ainsi qu’une garde de week-end toutes les 3 semaines. Les conditions sont rudes mais quand on aime on ne compte pas.
Quant aux conditions financières, il n’en est pas question. Le terme de « bénévole » implique que les services sont rendus gracieusement. De quoi vais-je vivre ? Aucune autonomie ne s’annonce à l’horizon. Petit ballon d’oxygène en perspective : l’Union professionnelle des médecins offre chaque année une bourse à des bénévoles particulièrement méritants. Une petite poire pour la soif de 7.000 francs belges (+/- 180 euros) par mois, non exempte d’impôts. En outre, le « bénévole » doit veiller à s’assurer contre la maladie, à prendre une assurance professionnelle et assumer tout autre dépense liée à son pseudo-contrat sui generi d’indépendant. En clair cela signifie que, de ces émoluments, il ne me reste quasi rien pour subvenir à mes besoins minimaux.
Un nouveau chapitre de ma vie commence
Après deux ans de ce régime, je me vois contrainte, n’ayant aucune aide financière de ma mère, de chercher à modifier mon plan de stage. Après avoir pris conseils auprès de chirurgiens seniors formateurs, je m’adressai alors à un Hôpital reconnu pour les stages en Province.
Le contact avec le Chef de service se passa très bien. Les besoins du service me furent exposés. Les conditions de formation semblaient bonnes. De nombreuses interventions diversifiées. Un mentor sérieux aux qualités pédagogiques indiscutables. Le salaire de base n’était pas extraordinaire. Cependant le double de celui du « bénévole » avec la possibilité de l’améliorer lors des prestations de garde. L’accord est conclu. Mon plan de stage est modifié, accepté par le Ministère. Je suis engagée.
A Bruxelles, les relations entre collègues au sein de l’Hôpital académique avaient été excellentes. Du moins c’était ainsi que je les avais perçues dans l’état de béatitude dans lequel je me trouvais. Je me voyais confirmée dans mon idée – qui s’est avérée totalement fausse - qu’hommes et femmes étaient traités de façon égale sur les lieux de travail.
En Province, la situation était plus tendue bien que je n’en aie pas pris conscience dès le début. Ma présence dans cet univers presque exclusivement masculin, faut-il le dire, était une étrangeté. Bien sûr, il y régnait les infirmières. Mais je n’appartenais pas à leur monde, selon elles, et elles me le faisaient sentir.
Le Chef de service me mit dès le lendemain de mon arrivée à l’épreuve. Aucun des opérateurs ne savait la veille quelle opération il pratiquerait le lendemain. Le matin même, le « dictateur » me désigna pour une cholécystectomie (ablation de la vésicule biliaire), en me chauffant psychologiquement par un peu aimable :
« Et ne lambinez pas. Je vous donne 20 minutes de peau à peau »
La cholécystectomie était considérée comme une intervention délicate. Un stagiaire ne l’effectuait en premier opérateur qu’au bout de sa troisième année de stage en Hôpital académique. Mais le Chef de Province voulait montrer que sa formation était plus dure qu’à la capitale.
L’opération n’était pas facile. En outre, je devais opérer avec des gants de pointure 7 alors que mes mains étaient beaucoup plus petites que celles des opérateurs du cru. « Pas de gants 6 pour Mademoiselle » annonça l’infirmière désolée. Au bout d’un temps qui me parut court, alors que je refermais la peau, intervention terminée, je sentis un souffle bruyant sur ma nuque, recouverte de la cagoule opératoire stérile. Une voix me cracha d’un ton excédé :
« Alors, cela avance ? Vous avez encore 5 minutes pour enlever cette vésicule »
Et moi de répondre :
« Je suis à la fermeture de la peau. La vésicule est dans le bassin réniforme »
Le caporal en chef quitta la scène opératoire sans un mot. Je pensais que j’avais gagné ma place au soleil de la Province. Je me trompais lourdement.
Femme et chirurgien
Trois mois de stage s’étaient déroulés. Si le caporal chef surveillait étroitement mon évolution chirurgicale, ce qui était son rôle en sa qualité de Maître de stage, il voulait également contrôler ma vie personnelle. C’est ainsi que je fus convoquée dans son bureau afin de recevoir des mises en garde à propos de certains confrères, que je devais éviter de fréquenter.
J’écoutai poliment mais avec étonnement. De sorte que le Maître conclut, voyant mon embarras :
« Ecoutez, je vous avertis car je veux être comme un père pour vous. »’
J’avais 27 ans. Franchement, ses remarques et avertissements ne me convenaient aucunement. Je rétorquai bien imprudemment :
« Vous savez, Monsieur, je suis majeure et vaccinée. Quant à mon père, il est mort quand j’avais 18 ans. J’en ai été très contente. Et je n’ai pas besoin d’un père de substitution ! »
Les mois passaient. Considérant que j’étais le seul chirurgien célibataire, j’étais « favorisée » pour les prestations de garde. Le rôle de garde était fixé, une fois pour toute, et de manière incontestable. A la soviétique ! Parmi les autres pions du service, un seul était comme moi célibataire. Mais il bénéficiait d’un régime plus léger parce qu’il jouait le rôle de senior, grade juste en dessous de celui d’Adjoint. Les autres vivaient une vie familiale avec femme et enfants. Il semblait logique que la dernière arrivée, femme et célibataire de surcroît, adopte un comportement flexible qui consistait à remplacer, le plus souvent au pied levé, ses partenaires défaillants.
Je m’acquittais de bonne grâce de ces remplacements. Ma motivation était professionnelle. Plus j’aurais l’occasion de prendre en charge des cas lourds et de les opérer en première main, plus vite je maîtriserais les gestes chirurgicaux essentiels. Le résultat de cette frénésie d’activités fut double. Je n’avais quasi plus de vie privée, et d’autre part le Chef de service de médecine interne lorgnait avec intérêt cet assistant taillable et corvéable à merci. J’eus une proposition d’assurer occasionnellement des gardes pour la médecine interne. Cette « proposition » n’était pas négociable. J’assumai donc contre rémunérations supplémentaires ce double service. Tout le monde était satisfait. Moi, j’étais exténuée.
Un événement allait précipiter mon destin
Lors d’une semaine d’attribution de tour de salle, je fus bipée en urgence en médecine interne pour rendre un avis chirurgical à propos d’un cas médical. L’infirmière me présenta le dossier d’admission de garde et m’indiqua la chambre où se trouvait la malade. Après une brève lecture des éléments du dossier, j’entrai dans la chambre.
Je me trouvai devant un aréopage médico-chirurgical du plus haut niveau : chefs de service, adjoint et assistant senior, accompagnés du Corps infirmier de la Direction. Echouée dans son lit, une malade, manifestement dans le coma, une mousse rosée aux coins des lèvres, la respiration stertoreuse, un abdomen volumineux déformant le drap d’une blancheur immaculée.
L’Adjoint principal, chargé de la formation des stagiaires, me questionne d’un ton moqueur :
« Alors, Mademoiselle, qu’en pensez-vous ? »
J’avais déjà ma petite idée au vu de la situation clinique. Je m’enquis de différents éléments susceptibles d’étayer mon hypothèse diagnostic :
« Quelle est sa tension ? »
« 21/10 »
« Quel âge a-t-elle ? »
« 35 ans »
Je l’examinai. A la palpation de son abdomen je trouvai une masse, ferme, arrondie. Je réclamai un doigtier gynécologique. Au fond du vagin, je butai contre tête d’un fœtus arrivé à terme. Le col était dilaté à pleine paume. Je déclarai tout de go :
« Monsieur, ce que j’en pense, c’est qu’il s’agit d’une crise d’éclampsie chez une parturiente âgée. Si elle n’est pas transférée rapidement en maternité pour une césarienne, elle accouchera d’un bébé mort. Voilà mon diagnostic et le traitement que je préconise. »
J’enlevai le doigtier gynécologique. Je regardai l’assemblée. C’était comme dans un film, lorsqu’il y a pause sur image. Ils étaient tous là au pied du lit, le regard fixe, rempli de stupeur. Enfin le Chef de service de médecine interne me remercia et me signifia que je pouvais quitter la chambre.
J’appris quelque 48 heures plus tard que cette patiente avait été admise aux urgences au cours de la nuit précédant ma visite. L’assistant senior de chirurgie, à qui un avis avait été demandé, avait émis le diagnostic de pancréatite aiguë. Des examens de laboratoire avaient été pratiqués sans pour autant que la parturiente n’eût été examinée. Mon brillant diagnostic a précipité ma chute. L’assistant senior responsable se sentit humilié et m’en voulut à mort.
J’appris plus de vingt ans après cette scène que les membres de l’Equipe chirurgicale m’en avaient fait voir de toutes les couleurs estimant que de toute façon, j’étais une femme, que par conséquent j’abandonnerais la chirurgie pour me tourner vers une carrière de mère de famille soumise à mon mari et Maître.
Dure, dure la vie de chirurgien
Etre disponible, en forme, physiquement et moralement. Qualités essentielles une bonne santé, la résistance au stress, le sens des responsabilités, l’autocritique. Sans oublier les compétences manuelles et les capacités intellectuelles.
Jour après jour, il me fallait prouver que j’étais capable d’exercer un métier masculin. Jour après jour, je devais en faire plus que mes confrères masculins. En outre, j’étais mise sous haute surveillance. Aucune erreur n’aurait été tolérée. Normal, c’est la santé des patients qui est en jeu au bout du bistouri. J’étais scrutée, jugée, évaluée par tous et toutes.
En août 1973, mes efforts aboutirent enfin. Mon dossier introduit à la Commission d’agrément de chirurgie au Ministère est accepté. Je suis spécialiste en chirurgie. Cependant mon combat au quotidien pour me faire accepter allait continuer jusqu’à la retraite.
Pendant plus de vingt ans, malgré l’évolution de la société, mon arrivée, dans les cénacles du pouvoir, a continué, vu l’absence d’autres femmes, à provoquer l’étonnement voire le rejet. J’aurais pu être une infirmière, une secrétaire, mais pas un chirurgien. Quelle audace, quelle impudence ! Souvent la parole n’est pas accordée, ou coupée, donc déniée. Que quelqu’un parti de rien puisse rejoindre le club fermé des décideurs, cela dépassait leur entendement. Un coup de poignard dans leur ego, surtout pour des personnalités narcissiques. Malgré tous les obstacles, parfois violents, j’ai réalisé mon objectif, exercer le métier le plus passionnant qui soit : celui de chirurgien.