Nous sommes au milieu des années 80. Les indépendances sont fraîchement acquises. Les étudiants de l’unique université du Sénégal endossent déjà cette réputation de fainéants et d’assistés, sujets aux manipulations politiques. Chaque année, on compte par centaines le nombre de jeunes diplômés qui viennent allonger la liste des chômeurs.
Déjà tout petit, j’entendais dans mon entourage les gens dire que « la chance valait mieux qu’une licence ». Néanmoins, l’école française avait fini de séduire l’écrasante majorité de la population. Il faut admettre qu’un premier chef d’Etat, poète, y a fortement contribué. Mais certains cercles, encore très fermés, comme celui de ma famille, étaient toujours retranchés dans leurs idées conservatrices et voyaient en l’école française une énième ruse de l’homme blanc pour nous imposer sa vision du monde.
De cette époque, les rares enfants de ma famille qui ont échappé à l’école coranique au profit de l’école française, sont ressortis à peine six ans plus tard. Selon nos parents, savoir lire et écrire était largement suffisant pour aider les siens dans les démarches administratives. S’aventurer au-delà des six ans, aurait été pour eux s’exposer à l’acculturation. Voilà un échantillon de la vision réductrice qu’avait ma famille de l’école française ; voilà l’environnent dans lequel, moi, fils de commerçant, et petit-fils de commerçant, j’ai baigné en fréquentant cette école. Mais au lieu des six ans, j’y suis resté quinze ans ! Un rescapé, c’est la manière dont je me définissais.
En 1999, j’obtiens mon bac. Entre-temps, les mœurs ont évolué et le monde se présente sous d’autres formes. Ceux qui voulaient que j’arrête les études sont devenus, au fil du temps, mes plus fervents souteneurs. M’ayant très tôt découvert un goût prononcé pour les lettres, j’ai voulu m’inscrire à la Faculté de Droit mais mon père mit son veto. Je me rabattis alors sur mon second choix, la médecine. Un choix (un peu par défaut) qui enchantait tout le monde. On croyait avoir trouvé alors un beau compromis.
Au bout de deux ans, cependant, je jette l’éponge ! J’en ai marre de l’anatomie, la biologie etc. J’ai l’impression de m’asphyxier jour après jour. Il n’y a rien à faire, c’est un mariage forcé et, malgré ma bonne volonté, l’alchimie ne prend pas. Ironie du sort, beaucoup m’en veulent d’avoir arrêté en si bon chemin ! Mais je reprends les rênes de ma vie et je me sens immunisé contre les critiques qui fusent de partout.
Abandonner l’université, c’est une chose, se réorienter en est une autre ! On me harcèle d’interrogations… Depuis un moment, une idée commence à germer dans ma tête : monter un PME de distribution de matériel informatique. En d’autres termes, faire du commerce ! La nouvelle provoque un tollé et c’est sans doute l’un des moments les plus difficiles que j’aie connu. On a beau avoir une armure solide, elle ne protège pas contre la solitude ni l’incompréhension.
Un an plus tard, après avoir essayé beaucoup de petits boulots, je lance mon projet avec un ami. On connaît des débuts difficiles mais, après deux années de vaches maigres, les fruits de nos investissements commencent à arriver. S’ensuivent huit années fécondes avec une certaine reconnaissance sociale.
2010. Les affaires tournent au ralenti, la crise mondiale, qui a mis à genoux beaucoup d’économies, n’a pas épargné mes affaires. Et, lorsque le chef de l’Etat veut faire fi de l’opinion populaire et briguer un troisième mandat illégitime, le climat social se dégrade nettement. Comme disait Norbert Zongo : "Quand l’essentiel est en danger, s’opposer devient un devoir ». Comme tout bon citoyen, je descends dans la rue pour apporter ma pierre à l’édifice d’un rempart contre les dérives d’un octogénaire qui, jusque-là, avait pourtant bien servi son pays. Mais le pouvoir rend fou et celui qui fut jadis un opposant farouche du totalitarisme est devenu un homme méconnaissable, avide de pouvoir. Toute cette effervescence a réveillé en moi l’envie d’aller voir ailleurs. Un mois avant les élections, je quitte mon pays, au bord du gouffre.
Je débarque en Belgique le 18 janvier 2012, un jour avant mon anniversaire. Je sais que parfois le hasard peut enfiler des habits qui ne sont pas les siens, mais une partie de moi veut croire que tout ceci est un nouveau départ. Un nouveau départ avec son lot d’espoir et d’incertitude… J’arrive dans un pays dont j’ignore les us et coutumes. Mais à priori, ici aussi, il y a un cortège de dissensions : un petit pays, trois communautés, une frontière linguistique, des Flamands séparatistes et des Wallons rattachistes. Entre le Sud et le Nord, c’est comme qui dirait « Je t’aime, moi non plus ». Cette vision, sans être fausse, n’est que l’arbre qui cache la forêt.
Aujourd’hui, j’ai 34 ans et je suis en formation au FIJ afin de devenir technicien PC, support réseaux. Une nouvelle fois, je me retrouve dans une salle de classe avec des chaises dures, des tables uniformes, des murs nus et impersonnels…
Est-ce un recommencement ? Est-ce une seconde chance ? Ou est-ce simplement une suite linéaire dans la vie d’un garçon épris de liberté d’un côté et passionné de l’autre ? J’avoue que je reste vague dans mes propres réponses… Quand j’étais petit, contrairement à beaucoup d’enfants, j’ignorais vraiment le métier que je voulais faire plus tard. Par contre, je savais ce que je ne voulais pas faire. Quelque part, j’ai toujours pensé que gagner ma vie en rendant service m’aurait pleinement satisfait. Aujourd’hui, j’apprends un métier qui, je l’espère, me permettra de concrétiser cette aspiration.
Tout plaquer, quitter son chez-soi pour une destination loin d’être évidente n’a pas été une chose aisée. Mais peut être que grandir, c’est faire le tri dans ses rêves ? Lorsque je consulte mon rétroviseur, je ne vois pas l’itinéraire d’un vainqueur mais plutôt le parcours d’un combattant. J’ai renoncé à certaines de mes ambitions et en ai mis en veille d’autres. Mais malgré un parcours irrégulier, cette envie de gagner ma vie en rendant service n’a jamais cessé de brûler en moi. Le temps et les expériences vécues m’ont permis de comprendre que réussir sa vie, ce n’est pas forcement réussir dans la vie !
Seize mois se sont écoulés depuis mon arrivée en Belgique. Ce petit pays, capitale de l’Europe, au peuple « melting-pot », doté de merveilles historiques, artistiques, architecturales et naturelles, m’a déjà beaucoup donné. J’ai appris à l’aimer sans avoir fini de le connaître, parce que, dans mon désert d’incertitudes, la Belgique a été mon oasis.