Un emploi dans l’hydroélectricité pendant la sécession katangaise
1958, exposition universelle de Bruxelles, dans le pavillon du Congo, j’admire la maquette du projet de la centrale hydro électrique d’Inga dont certains rêvaient d’en transporter l’énergie jusqu’au Caire et même jusqu’en Europe via l’Espagne.
15 août 1962, diplôme d’ingénieur technicien en poche, je monte, avec un collègue, dans un vol Sabena pour le Congo : Rome, Entebbe, N’Dola, la Rhodésie du Nord… Du hublot je découvre cette Afrique qui m’a tant fait rêver : huttes, sentiers rouges, savane sèche, liserés verts le long des rivières… Nous gagnons Elisabethville en bus, le trajet est ralenti par les barrages de l’ONU. La sécession katangaise, proclamée par Moïse Tshombé le 11 juillet 1960, oblige. Pris immédiatement en charge, nous passons quelques jours dans la centrale de Mwadingusha, créée en 1929, sur la Lufira, affluent du Congo. Mon collègue y restera et je serai désigné pour la centrale de Delcommune, près de Kolwezi, sur l’affluent principal, le Lualaba.
Ba,be,bi,bo,bu de la technique… jusqu’à présent elle était en deux dimensions, la voilà en 3D… Le bruit et les vibrations au démarrage d’une turbine, les prises de parallèles… un singe électrocuté dans les cellules de 6 kilovolts des services auxiliaires, un serpent qui s’engage entre deux phases…le voilà cuit… ou encore un hippopotame qui se dresse sur la route du barrage… Mais outre la faune et la flore, il faut se faire au genre humain : une dizaine de Belges et leurs familles – ingénieurs, contremaîtres, chef de cité auxiliaire médical, électriciens, mécaniciens – et une centaine de Katangais. Les premiers vivent au centre urbain sur la colline dominant le lac de N’Zilo, les seconds dans la cité plus proche des rives. Tennis, piscine, jeu de quilles ou de boules, cercle avec films de Belmondo ou Fernandel, les mercredis et samedis soir, parties de poker, cocktails, mazout, pétrole, bière Simba ou Tembo… le tout « réservé aux Blancs » et… d’un mortel ennui. Il y a aussi les invitations du petit nouveau où les anciens, sourire en coin, font mettre la double dose de piments dans la moambe ou la calderade.
Une grande villa m’est attribuée. Patrice la gère, y fait le jardin, la cuisine. Une préposée belge coordonne les achats et les frais engagés. Deux fois par semaine, les jours du courrier, une camionnette descend faire les courses à Kolwezi. On attend avec impatience les nouvelles de Belgique, parfois un colis. Ces missives sont le soutien moral des parents et des amis… il fallait plusieurs semaines pour recevoir une réponse à ses questions !
Chaque dimanche, à 10 h, la messe est célébrée par un père franciscain. La chapelle de style néo-roman, en grosses pierres, est située à mi-chemin entre le centre et la cité, vrai trait d’union entre deux mondes, mais j’y suis souvent le seul Blanc… Les chants des enfants réveillent en moi, aujourd’hui encore, d’heureux sentiments.
Jean Francq, chef de centrale, est chargé de ma formation. Lors des troubles de l’Indépendance, les plans de la centrale ont été perdus. Me voilà passant d’un étage à l’autre, parfois rampant, suivant un à un les circuits d’huile, d’eau de refroidissement, d’air comprimé. Je me familiarise avec les relais, les fileries des circuits de commande et de signalisation. Après quelques jours, je parviens à distinguer un transformateur de courant, de puissance ou de tension. Dans le grésillement et les étincelles, j’apprends, ganté de caoutchouc et muni d’une perche, à fermer ou ouvrir un sectionneur de moyenne tension ou de 115 KV. Les schémas électriques sont reconstitués et simplifiés pour en faire des schémas de principe. Ils me seront fort utiles lors des dépannages.
Les menaces de guerre, suite à la sécession katangaise, obligent à modifier certains circuits de manière à empêcher le démarrage des turbines si elles tombaient aux mains de l’ennemi. Toute la séquence de démarrage doit se dérouler correctement mais, au moment d’entrer en service, la machine doit se mettre à l’arrêt. J’y arrive si bien qu’un jour je déclenche le groupe voisin qui fonctionnait : rugissement de la turbine qui monte en survitesse et fermeture de la vanne qui doit interrompre le passage de 40 m3 d’eau par seconde… Erreur de jeunesse qui me sera pardonnée.
La centrale est récente, elle date de 1954, mais il faut déjà repeindre l’intérieur des conduites forcées. Opérations préliminaires : arrêt complet de la centrale, pose des batardeaux, vidange du tunnel de 2 km et des conduites forcées. Le sablage sous pression permet de mettre le métal à nu afin d’assurer un bon accrochage du nouvel enduit bitumineux. Mais il y a un hic, c’est la saison des pluies. A peine le sable projeté par air comprimé a-t-il enlevé la peinture qu’un léger film couleur rouille apparaît sur la tôle… L’obstination est la principale qualité pour trouver des solutions. Jean Francq assure l’équipe de jour, moi celle de nuit. Le matin nous confrontons nos expériences et nous décidons d’assurer de meilleures purges de l’air à la sortie des compresseurs… en vain. Le sable de la carrière voisine serait-il trop humide ? De grands bacs métalliques sur pied, un feu de bois d’enfer par dessous… un nombreux personnel pour remuer le sable avec de longs râteaux. La recette est affinée et le succès assuré. L’acier retrouve sa couleur gris métal et les dernières heures de la nuit laissent la place aux peintres.
Trois mois de cette école m’ont appris plus que quatre années d’études ! En prise directe avec les problèmes, l’imagination est sans limites pour trouver d’heureuses issues.
Une petite note d’humour...historique : une conférence d’état major se déroule au cercle. J’y fais connaissance de Moïse Tshombé, Président du Katanga. Il s’enquiert auprès de M . Liekens, directeur, du bon fonctionnement des centrales. « Oh, dit M. Liekens, la centrale de Delcommune est à l’arrêt pour travaux d’entretien. Mais ne vous en faites pas, la centrale Le Marinel tourne volle gaz ! » « Ah bon, répond le Président, vous ne tournez plus à l’eau ? ». Cette boutade fera le tour du Katanga.
Fin 1962, je suis envoyé faire un remplacement au dispatching de Shituru à Jadotville, centre d’interconnexion des réseaux de 110 et 220 kilovolts. Ce centre surveille les réseaux 24 h sur 24. Le travail est organisé en trois pauses de 8 heures. Je loge à 3 kms, dans la maison de passage. Je n’ai pas de voiture. J’achète le vélo du fils d’un collègue. Je me fais vite repérer, je suis le seul Blanc à me rendre au travail, à bicyclette ! Longue montée à l’aller, descente douce au retour. La nuit, le passage de 3 à 5 heures du matin est le plus pénible. Parfois je lime et polis une statuette en cuivre pour maintenir mon esprit en éveil. Noël approche et la reconquête du Katanga est décidée au Conseil de sécurité de l’ONU. Moïse Tshombé, Président du Katanga, harangue ses troupes mais la panique est plus forte et les gendarmes katangais fuient vers Kolwezi. Pour retarder la progression des casques bleus de l’ONU, les mercenaires européens et sud-africains – surnommés « les affreux » par la population belge – voulaient imposer la politique de la terre brûlée et faire sauter les barrages de Kolwezi mais le Président katangais s’y opposera.
Une nuit, toutes les alarmes s’activent : sonneries, klaxons, feux clignotants. Avec mon adjoint africain, nous gardons un calme tout relatif. Des lignes de 110 Kv. déclenchent, il faut effacer les alarmes en identifiant les défauts apparus, remettre en concordance les boutons « tourner-pousser ». M. Van Cauwenberghe, directeur de Sogelec-Sogefor m’appelle d’Elisabethville : « La ville est sans courant. Refermez les disjoncteurs qui ont déclenché ». Vaine tentative, les protections électriques ayant fonctionné une première fois empêchent le rétablissement de la situation. Des « affreux » ont fait sauter des pylônes d’angle provoquant « le jeu de quilles » des pylônes intermédiaires.
Deux jours plus tard, Jean Francq m’apprend que le barrage de Delcommune a été miné et la centrale mise à l’arrêt. C’est au tour de Jadotville d’être sans courant. A Shituru, un groupe de mercenaires pénètre au dispatching et nous donne l’ordre de saboter les installations. Je ne suis pas seul, M. de Rosenbaum, directeur, sa femme et M. Devos logent sur place. Avec mon adjoint africain et M. Devos, munis de clés et de tournevis, nous démontons les pièces de commande des disjoncteurs. Et tout à coup, des bruits d’explosion. « Couchez-vous ! » Mon sens de commandement de chef scout refait surface… Des débris retombent sur les toitures en tôles ondulées. Au retour à la salle de commande, les « affreux » raflent ma provision de chocolat Côte d’Or… Les jours suivants sont sans électricité, les usines et les ateliers pratiquement à l’arrêt. Les vieux « diesel » de secours seront remis en service et un strict rationnement permettra quelques heures de courant quartier par quartier. Mes parents seront rassurés sur ma santé par le correspondant italien d’un radioamateur. Le 3 janvier 1963, les casques bleus occupent Jadotville.
Je profite de quelques jours de récupération pour aller à Elisabethville. Les ponts sur la Lufira ont sauté. Des « touques », fûts d’huile vides de 200 litres, reliées par des câbles servent de support à un plancher grossier. Des Gurkhas indiens lancent un pont Bailey, pont métallique préfabriqué, pour rétablir le trafic routier. Les câbles électriques des pylônes de la ligne haute tension gisent sur plusieurs kilomètres… Des équipes de secours sont au travail.
De nombreuses familles belges vivent à Jadotville. Elles apprennent que j’ai fait du scoutisme. Me voilà engagé à participer avec des jeunes chefs katangais à un week-end de formation. Leur foi m’impressionne et les partages d’expérience sont fructueux. Très vite je suis nommé chef de la troupe blanche. Un comité de parents demande que je reste à Jadotville. Mais ma mission de remplacement est achevée et je retourne à Delcommune où d’autres défis m’attendent.
Lorsqu’on a un savoir-faire, il faut le faire savoir et donc former les Africains. Je donne de petits cours d’électricité et de mécanique. Les opérateurs ont de longues heures de veille pour apprendre. Cette initiative n’est pas toujours prisée par la hiérarchie… Heureusement Bruxelles me soutiendra dans ma démarche.
Quarante mois de prise directe avec la réalité concrète m’ont formé pour résoudre les questions hydroélectriques les plus complexes. Ma carrière s’arrêtera en 2002. Les plus belles années étaient encore à venir : Colombie, Equateur, Mali, Nigéria, Brésil…
L’amitié sans frontières a défié le temps. Une ou deux fois par an, j’ai encore un contact téléphonique avec Edouard Kaniki, secrétaire de la centrale et adjoint au chef de la cité. Il est père de 14 enfants et vit à Kananga au Kasaï.