Après l’accord rompu par l’Italie, le gouvernement belge recrute ailleurs de la main-d’œuvre et signe un premier accord avec le Maroc en 1964.
Texte écrit sur base du témoignage oral d’Ahajji
Voici l’histoire d’Ahajji.
Sa famille vient de Tanger. Dans les années 60, les Français cherchaient de la main-d’œuvre au Maroc pour leurs mines de charbon. Alors le père d’Ahajji a laissé derrière lui son métier d’agriculteur pour partir travailler en France, comme ouvrier sous contrat. Sa femme et leurs six enfants, dont Ahajji, 5 ans, se sont installés chez un oncle.
Ahajji raconte son enfance baignée de soleil et de liberté : « J’étais comme une sauvageonne, je passais mon temps à jouer dehors et ne rentrais qu’au soleil couchant ».
Si elle peine à évoquer le départ du père, elle se souvient par contre très bien du voyage qui, en 1968 la mena en voiture de Tanger à Bruxelles avec ses 5 frères et sœurs, sa mère et leur oncle. On roula trois jours de suite, dans le froid et l’incertitude, on traversa Madrid et Paris avant d’arriver à Bruxelles sous un ciel gris. La maison était située près du Marché Commun, comme on l’appelait alors, « une maison noire de charbon », raconte-t-elle. « L’odeur du charbon, je m’en souviens encore ».
Son père n’a pas travaillé longtemps dans les mines. Très vite, il est venu en Belgique s’engager dans le bâtiment, où l’on recherchait de la main-d’œuvre ouvrière. Les autorités belges passaient sur les chantiers pour remettre aux travailleurs les papiers nécessaires. Dans la foulée, son père recevra même le permis de conduire « gratuitement et alors qu’il ne savait pas conduire ». Elle sourit en racontant cette anecdote.
Tandis que son père travaille à la construction de la ligne de métro Schuman, sa mère et ses deux sœurs aînées restent à la maison. L’école étant obligatoire, les plus jeunes iront apprendre. De son premier cartable, elle raconte encore le contenu : ce crayon à la mine rouge d’un côté et bleue de l’autre, et son premier cahier. On sent la fierté de l’enfant, qui, bien habillée, franchit pour la première fois le seuil de l’école. C’est une petite fille de son âge, d’origine marocaine, arrivée quelques années auparavant, qui traduira la conversation entre son père et l’institutrice. Ahajji a 11 ans et demi. Elle observe la scène et décide d’apprendre à parler le français aussi bien que cette petite fille.
Elle se passionne pour les études. En quelques mois, elle parle français. Elle grandit, mais très vite elle sait que le temps lui est compté : dans sa culture, dans la culture de son père, les femmes et les filles restent à la maison. Elles ne font pas d’études et ne travaillent pas car leur destin est de se marier et de s’occuper des enfants. Alors Ahajji apprend autant qu’elle peut : elle lit, elle parle, et pour pouvoir continuer ses études le plus longtemps possible, elle convainc son père de la laisser faire les seules études acceptables aux yeux de celui-ci : la couture professionnelle.
Au fond, son rêve, ce serait de devenir styliste : dessiner des vêtements et les réaliser… Elle sent déjà qu’elle a cette créativité et l’esprit d’indépendance qui convient au métier. Mais le temps passe vite. Trop vite. Elle n’a pas dix-neuf ans quand elle se marie. Trois mois après le mariage, elle attend son premier enfant.
Ahajji savait que son père allait la marier. Telle est la tradition pour les filles. Elle choisit alors un homme « qui la laissera sortir et travailler », car elle n’est pas femme à rester entre quatre murs comme sa mère et ses sœurs. Elle a, vissées au corps, cette envie d’apprendre et cette soif d’indépendance. Sa première fille naît, mais son mari perd son travail et la famille traverse un passage difficile. Qu’à cela ne tienne, Ahajji propose immédiatement d’aller travailler. Bravant l’opprobre familial, elle inscrit sa fille à la crèche et s’engage comme ouvrière à la chaîne dans une usine d’assemblage de vêtements. On est en 1974.
Voilà qu’elle évoque les cours d’éducation sexuelle dispensés à l’école secondaire. On y parle de choses intimes, de choses dont même sa mère ne lui a jamais parlé. Elle ne veut pas trop d’enfants, c’est sûr, et surtout, elle souhaite espacer les naissances. Elle aura quatre enfants : la première est arrivée très vite, le second est venu quatre ans plus tard, le troisième cinq ans plus tard et le dernier après 8 ans.
Sa famille condamne ses choix : celui de sortir faire les courses librement, sans foulard et sans djellaba, celui d’aller travailler, celui de placer sa fille à la crèche. « Aux yeux de mes parents, j’étais devenue une fille de rue, dit-elle, une personne qui n’a pas de respect. Mais au fond de moi, je savais ce que je pouvais faire ». Car Ahajji n’a jamais renoncé à être une bonne musulmane. Elle a gardé ce qu’elle appelle « les bases » qui lui ont été enseignées par ses parents et l’école coranique de Tanger. Elle a oublié beaucoup, mais en a gardé une philosophie de vie. Elle sait qu’elle ne fait rien de répréhensible : il faut savoir distinguer la culture et la religion.
Le travail à la chaîne l’épuise. En 1976, elle arrête de travailler lorsqu’elle est enceinte pour la deuxième fois. Elle se consacre à l’éducation des enfants jusqu’en 1987, puis elle reprend la confection couture, d’abord dans un atelier, puis sous le régime d’indépendante.
Elle n’a jamais arrêté depuis. Cela fait 20 ans que son mari, lui, ne travaille plus. Ahajji a de l’énergie à revendre et toujours cet esprit combatif. Un jour, elle demande à son mari d’aller livrer un travail de confection. Il veut qu’elle l’accompagne et Ahajji est furieuse : elle a autre chose à faire. Il refuse d’y aller sans elle. Elle claque la porte et, sur un coup de tête, décide de s’inscrire dans une auto-école. Le matin, elle passe l’examen théorique. L’après-midi, elle prend son premier cours pratique. Elle a plus de 40 ans, ce ne sera pas facile. Elle devra s’y reprendre à plusieurs fois, mais elle l’aura, son permis, de haute lutte : une femme battante, je vous dis !
Elle doit à nouveau braver les interdits, affronter les regards désapprobateurs, les paroles désobligeantes : « Une femme qui conduit, ce n’est pas une femme ». Elle suit sa propre logique, sans sourciller : « Je refusais de dépendre de mon mari ». Elle ne craint pas que les gens parlent : elle a toujours eu conscience de ce qui est bien ou mal. « Savoir où tu mets les pieds – c’est l’expression qu’elle utilise – c’est quelque chose que j’ai inculqué à mes enfants ».
Aujourd’hui ses enfants sont grands ; certains sont mariés. Ses parents vieillissent. Sans la connaître, je me dis qu’on ne doit pas l’entendre souvent se plaindre, Ahajji : une telle force se dégage d’elle. Pourtant la vie n’est pas toujours rose. Elle aurait voulu devenir propriétaire, son mari n’a jamais voulu : il y a donc toujours un loyer à payer. Etre indépendant, c’est bien, mais on ne peut plus s’arrêter de travailler.
C’est elle qui prend en charge toute la famille : ses parents, ses petits-enfants qu’elle garde tout en travaillant dans l’atelier. Tous aujourd’hui profitent, d’une certaine manière, des choix qu’a opérés Ahajji, de son indépendance d’esprit. Bien sûr, jamais ses parents n’exprimeront leur fierté : cela ne se dit pas.
Des regrets ? Non. Ce qu’elle a voulu, Ahajji l’a fait. En se respectant. En respectant les siens. « A mes enfants, j’apprends à se faire respecter, à savoir dire leurs limites ». Elle reste une mère qui veut le meilleur pour ses enfants, elle leur donne de la liberté et en même temps un cadre, dit-elle. Elle reconnaît que la Belgique lui a offert l’opportunité d’apprendre et d’aller de l’avant. On sent chez elle une grande ouverture d’esprit : on peut parler de toutes les choses de la vie, rien n’est tabou.
Je ne peux m’empêcher de voir Ahajji comme une pionnière, une femme qui a œuvré pour améliorer sa condition et celles de ses semblables. Accepterait-elle le titre de féministe ? Elle baisse les yeux. Ce n’est pas dans sa nature et encore moins dans sa religion de se mettre en avant. Une bonne musulmane doit rester discrète, dit-elle. Cela n’empêche pas d’avoir de la personnalité.