Le 23 juin 1946 fut signé à Rome, le protocole d’accord économique entre l’Italie et la Belgique. L’accord prévoyait l’envoi de 50.000 travailleurs Italiens contre l’approvisionnement payant à l’Italie de 3 millions de tonnes de charbon annuellement.
En janvier 1946, démobilisé de l’armée italienne où il avait officié comme infirmier, mon père, Salvatore Céleste est venu rejoindre sa famille à Piazza Armerina, en Sicile. Son père possédait des terres sur lesquelles étaient cultivés l’olivier, les vignes et probablement d’autres fruits et légumes. Mon père, lui, ne voulait pas être agriculteur. Il a préféré répondre à une demande du gouvernement belge qui recrutait des mineurs de fond pour pallier le manque d’effectifs belges.
Pour avoir l’autorisation d’émigrer, il a signé, à l’âge de 26 ans, un contrat dans lequel il était stipulé l’obligation de travailler cinq ans sans interruption au fond d’une mine de charbon en Belgique. Le contrat standard accordait un salaire de 79,50 FB (2 euros) par quinzaine aux mineurs de moins de 21 ans, et passait à 159 FB (4 euros) au delà. Le travail s’effectuait soit de jour soit de nuit à raison de six jours par semaine. Après 5 années de travail minier sans interruption, soit le contrat était prolongé, soit le mineur retournait dans son pays.
A leur arrivée, les émigrés italiens étaient logés dans des camps souvent inconfortables, dans les anciennes baraques des prisonniers de guerre ou dans des tentes. Ils avaient le droit de faire venir leur épouse et leurs enfants, l’employeur avançait les frais du voyage. Le mineur s’engageait à rembourser ces frais au moyen de retenues mensuelles sur salaire.
Mon père louait une chambre chez un épicier de la rue Vivegnis à Liège. Ce commerçant sous-louait des chambres aux émigrés et leur fournissait au prix fort la nourriture dont ils avaient besoin. Lorsque, quelques mois plus tard, ma mère et moi avons débarqué à Liège, mon père s’est mis en quête d’un autre logement. C’était très difficile car les propriétaires belges affichaient : « pas d’étranger pour une location ». Mes parents ont alors loué une pièce meublée avec le strict minimum, rue Feronstrée. Je dormais dans un petit lit de camp placé à côté du lit de mes parents.
J’avais cinq ans et mes premiers souvenirs de cette période sont les larmes de ma mère. Je suis assise à côté d’elle, la tête appuyée sur son ventre, elle est enceinte. Je regarde couler ses larmes, je me serre de plus en plus contre elle. Je voudrais l’aider mais je ne sais que faire. Comment un enfant peut-il comprendre que ses parents ont quitté la famille, les amis, la chaleur de la Méditerranée pour se retrouver seuls, dans un pays où ils n’ont aucun lien, dont ils ne parlent pas la langue et ne connaissent pas les coutumes ?
Je ressens encore le poids du regard des autres enfants, l’impression d’être la petite étrangère pauvre du groupe lorsque, ne parlant ni ne comprenant le français, j’ai fait mes débuts à l’école. Plus tard, ayant la chance d’avoir un nom de famille qui pouvait être francisé par la prononciation « Céleste » je n’ai jamais dit à l’école que j’étais italienne. Ma maman était grande et élancée, rien ne la distinguait des mères belges. J’ai pris conscience plus tard qu’en tant qu’immigrés nous devions nous faire respecter, ne pas nous laisser exploiter ou insulter. Heureusement nous avons eu le soutien d’amis belges. Il allait de soi que nous devions nous adapter aux coutumes du pays et ne pas imposer les nôtres. Il était normal qu’un respect réciproque s’installe entre l’émigré et le Belge.
Mes parents avaient gardé des liens avec d’autres immigrés italiens, dont l’une est devenue la marraine de mon frère. Néanmoins, en dehors du proche voisinage, ils n’avaient que très peu de contacts avec l’extérieur. Nous vivions fort reclus.
Au début, la vie familiale était pénible car mon papa partait travailler vers midi et revenait vers minuit. Le matin, il dormait tard. Je le voyais peu. Quand il avait un moment de libre, mon père adorait aller au cinéma. Mais ma mère, elle, ne sortait pas. Elle restait seule dans cette petite chambre. Ce rythme de vie a duré dix ans. Après cette période, papa a suivi une formation pour devenir monteur. Nos conditions de vie en ont été améliorées, et surtout, nous avons enfin connu une vie de famille, avec des horaires normaux.
Nous avons toujours vécu de manière très sobre, ce qui n’empêchait pas ma mère de faire confectionner mes robes de petite fille chez une couturière : je me rappelle que lorsqu’on allait acheter des chaussures, c’étaient des chaussures en cuir. Il fallait qu’on ne manque de rien. Par contre, je n’ai pas souvenir d’avoir reçu de jouets.
Mes parents m’ont très peu parlé de l’Italie. Bien sûr, chaque année, on retournait en Sicile rendre visite aux grands-parents. On partait en train. Le voyage durait trois jours et deux nuits. En Belgique, mes parents ne me parlaient pas l’italien : à la maison, on parlait le français. J’ai cru que mes parents, surtout ma mère, rentreraient un jour au pays. Ma mère vivait ici en Belgique dans une grande solitude. Pourtant ils n’y retournèrent pas.
Le poids de la souffrance de ma mère, je l’ai ressenti durant toute mon enfance, mon adolescence et ma vie. Ma mère n’était pas heureuse. Elle a placé tous ses espoirs, tout son amour sur ses enfants et cela a été très lourd à porter. Cela explique peut-être le fait qu’aujourd’hui je n’ai pas d’enfants. J’ai fini par comprendre son désespoir, mais cela a laissé une trace indélébile en moi.
En 1964, à 18 ans, j’ai épousé un Sicilien qui vivait en Sicile. Je ne m’imaginais pas qu’en allant vivre dans mon pays d’origine, je serais considérée comme une étrangère. Dans leurs traditions, pour les Siciliens, les femmes des autres pays étaient perçues comme des femmes de mauvaise vie, aux mœurs légères. Durant ces quatre années de vie en Sicile, je me suis sentie rejetée par la famille de mon mari. Plus tard, j’ai réalisé qu’en Belgique comme en Sicile, j’étais une étrangère.
Lors de mes recherches sur mes origines familiales, en 2010, j’ai pris conscience que vivre harmonieusement, c’est s’ouvrir à la différence des autres. Les échelles de valeurs sont importantes selon les sociétés dans lesquelles on vit. Notre force est que nous sommes tous des êtres égaux et on peut se tendre la main. Depuis lors, j’ai pris comme nationalité « citoyenne du monde ». Je suis libre dans ma tête et lorsque je voyage, je m’adapte aux traditions et coutumes.