A 18 ans, après avoir terminé mes humanités et passé tout le mois de juillet à visiter la merveilleuse Exposition Universelle de 1958, j’ai bien dû retomber sur terre et commencer à travailler. Je me suis retrouvée enfermée huit heures par jour, dans une banque, dans une immense salle où l’on tenait les comptes des clients.

Il y avait tout au long des murs des classeurs en métal qui contenaient les dossiers de chaque client, d’innombrables bureaux tournés vers un des côtés de la salle avec, assis derrière chacun d’eux, un employé qui écrivait des choses mystérieuses et qui se levait de temps en temps pour aller chercher le dossier d’un client. Face à eux une autre rangée de bureaux où étaient installés les chefs de bureaux, sous-chefs, etc. Tous les matins et tous les soirs nous défilions devant ces chefs pour leur serrer la main et dire bonjour et bonsoir.
Tous les employés et les chefs étaient masculins. Il n’y avait que nous, installées à part dans un coin, “le pool dactylographique” qui était constitué de quelques jeunes filles, d’une sous-chef et d’un chef de pool, masculin.

Nous étions chargées de prendre en sténo les rapports des représentants qui allaient démarcher la clientèle et puis de les taper. C’est là que j’ai eu ma première machine électrique, une IBM. Nous devions taper toute la journée. Tout l’étage devait entendre le ronronnement continu des machines, de façon que l’importance du chef de pool soit incontestable. Lorsque, parfois en été, les représentants et les clients étaient en congé et qu’il n’y avait pas de rapport à taper, on prenait une feuille et on tapait n’importe quoi. Nous n’avions qu’un moment de répit, c’était le moment d’aller aux toilettes. Les collègues m’avaient dit de faire couler de l’eau froide sur mes poignets, endoloris à force de taper, taper. Une fois notre rapport tapé, il passait par la correctrice, une ancienne institutrice qui ne laissait rien passer. Il s’agissait d’avoir une orthographe impeccable sinon elle barrait tout, même s’il ne s’agissait que d’une petite faute qu’il y aurait eu moyen de gommer. Et le rapport était à recommencer. En fait elle était elle-même soumise au chef du pool qui, lui, ne faisait rien du tout sinon relire une dernière fois et chercher à la mettre en difficulté.

Le personnel féminin de la banque, dactylos et secrétaires, se composait uniquement de jeunes filles, de vieilles filles et de veuves. Dès qu’on se mariait, on prenait la porte. Il en était d’ailleurs ainsi dans d’autres professions, comme les hôtesses de l’air.
Ce n’est qu’en 1969 que la loi belge sur les contrats de travail interdit aux employeurs de renvoyer les femmes pour cause de grossesse ou de mariage.

A cette époque, on reléguait les femmes peu cultivées dans des tâches idiotes ou serviles (comme la secrétaire qui apporte le café et s’occupe du cadeau d’anniversaire de « Madame », la femme du chef, – ou les hôtesses de l’air toujours décoratives et charmantes). Il n’y avait pas beaucoup de femmes universitaires à cette époque mais comme c’étaient des filles de la bourgeoisie, elles étaient traitées avec plus de considération.
Plus on montait dans la hiérarchie (masculine), plus on était imbu de soi-même et de son importance. Il pouvait y avoir tout un rassemblement de femmes attendant l’ascenseur à l’heure de la sortie, lorsque le directeur arrivait dans le couloir, elles s’écartaient et il prenait l’ascenseur tout seul.
Je remettais bien sûr tout mon salaire à mes parents. Je recevais un “dimanche” qui devait en outre me permettre de m’habiller et comprenait le prix des repas à la cantine et le prix du tram pour aller travailler. Tout le reste était, en grande partie, “mis de côté” pour le jour où je me marierais. Ma part étant plutôt congrue, je me faisais des rentrées supplémentaires en allant travailler à pied (trois quart d’heure par trajet, sur des talons aiguilles !) et en me passant de repas à midi. Du coup je perdis quelques uns de mes 66 kg et je pus m’acheter un tourne-disque et même plus tard un meuble bibliothèque !

Ma carrière à la banque prit brutalement fin lorsque je reçus un avis de la commune de Saint-Gilles, où j’avais réussi un examen, disant que j’étais en ordre utile pour entrer en fonction comme rédacteur. J’allai donc au service du personnel pour dire que je donnais mon préavis et l’air hilare et légèrement grivois du préposé, à l’idée que j’allais lui annoncer mon mariage, se transforma en ahurissement lorsque j’annonçai que je ne me mariais pas mais que j’allais devenir fonctionnaire. Il n’en revenait pas. A l’époque, les femmes ne travaillaient qu’en attendant un mari. L’idée d’une femme fonctionnaire n’était pas courante. Elle venait de mes parents qui avaient connu la crise de 1929 et qui visaient la sécurité.

Les quelques mois passés à la commune de Saint-Gilles furent parmi les plus malheureux de ma vie. Il n’y avait rien à faire sinon recopier les mêmes fiches tous les jours, le travail n’avait aucun intérêt. Pour une fois je me suis révoltée. J’ai dit à mes parents qu’il n’était pas question que je passe ma vie dans cet endroit et que j’allais chercher du travail dans le privé.

C’était les “Golden sixties”, il y avait du travail autant qu’on en voulait. Mais malgré tout, j’ai raté deux possibilités. La première parce que l’employeur potentiel ne voulait pas engager quelqu’un qui sortait de l’administration. La seconde, malgré des tests brillants qui faisaient l’admiration du recruteur, parce qu’il s’agissait d’être secrétaire d’un groupe d’ingénieurs chez MBLE. Mon père ne voulait pas en entendre parler. Il n’y aurait que des hommes et en plus, les bureaux se trouvaient dans le quartier industriel du côté de la Gare du Midi et ce n’était pas un quartier recommandable. Mon père, de même qu’il était raciste sans le savoir était aussi sexiste sans le savoir. La place d’une femme était à la maison et le travail à l’extérieur n’était pas du tout destiné à devenir une carrière, mais à être une garantie de survie pour la pauvre fille n’ayant pas dégoté de mari. Je crois qu’il a été très surpris de constater que je persistais à travailler, même avec mari et enfants et un jour il m’a même reproché de “prendre la place des hommes”.

Finalement je me suis retrouvée comme secrétaire-sténo-dactylo chez National Cash Registers (Caisses enregistreuses National). Nous occupions un immeuble place Surlet de Chokier, en face de la place Madou, démoli depuis et à l’emplacement duquel est construit le Cabinet de la Fédération Wallonie-Bruxelles. La firme y occupait deux ou trois plateaux divisés en bureaux avec des cloisons en verre depuis un mètre du sol jusqu’au plafond. Le Directeur, dont le bureau se trouvait d’ailleurs pile devant la pointeuse, pouvait ainsi surveiller tout ce qui se passait. Comme nous étions une filiale d’une firme américaine, les choses se passaient d’une façon “moderne”, très différente de l’Administration. Nous avions un “break” le matin et un l’après-midi, où nous nous retrouvions tous ensemble au même étage pour boire un café (et en même temps répandre et écouter tous les potins).

Mais à part ça, il fallait travailler tout le temps (et pas faire semblant !). J’étais assise à mon bureau en face de celui de mon chef. J’y prenais son courrier en sténo et puis je me tournais d’un quart de tour sur ma chaise à roulettes pour être face à ma machine à écrire et taper le courrier (du mieux que je pouvais parce que, étant une très mauvaise sténo, je n’arrivais pas toujours à me relire). J’avais pris l’habitude, pendant qu’il réfléchissait, d’écrire en clair ce qu’il venait de dire ou alors j’emportais mon carnet chez moi, quand le courrier du jour n’était pas fini, pour vite transcrire ce dont je me souvenais. Il fallait faire de chaque lettre SEPT copies en papier pelure dont chaque fois une destinée à National Cash Registers, Dayton, Ohio ! Ces copies étaient réalisées en intercalant du papier carbone entre chaque feuille. Lorsque j’avais fait une faute, il fallait que je place un carton entre l’original et les copies, que je gomme la faute, et puis ainsi de suite sur toutes les copies. Je m’étais dit, au bout d’un certain temps, que si je mettais un bon paquet de cartons entre l’original et les copies, on ne verrait pas que j’avais gommé (ce qui laissait des traces noires de carbone) et puis qu’il suffisait que je corrige mon original, la nouvelle lettre se superposant à la fautive sur les copies. Malheureusement, mon chef s’en est aperçu (je ne pensais pas qu’il regarderait les copies) et j’ai été priée de renoncer à mon système D.

Plus tard on inventerait le ruban correcteur (en fait on imprimait la lettre fautive en blanc et puis on tapait la bonne, ce qui n’empêchait pas de devoir corriger les copies) et encore bien plus tard, le Tipp-ex. J’ai connu un jour une fille qui travaillait pour un avocat dont le papier à lettres était crème et les copies roses et qui faisait fabriquer son Tipp-ex de la couleur exacte.

Toutes ces choses sont mortes avec l’ordinateur et le traitement de texte.
Il y avait beaucoup de travail et beaucoup de bruit dans ce bureau. Il y avait une énorme machine comptable qui faisait un chahut d’enfer et le téléphone sonnait tout le temps. Toujours dans le style “américain”, on ne disait pas bêtement “allô” : on prenait le récepteur et on disait “allô, Renders”. J’avais un collègue qui passait ses journées devant un grand bac en métal qui contenait de grandes fiches où étaient répertoriés tous les stocks de machines disponibles. Les représentants lui téléphonaient constamment pour demander si telle ou telle machine était disponible. Il s’appelait Sterckx et disait donc constamment “allô, Sterckx” jusqu’au jour où pris par son boulot, il a dit “allô, Stock”.

Nous vivions à cette époque le début du transfert du “management” américain et les représentants devaient faire un certain chiffre annuel. Ceux qui le dépassaient étaient récompensés par des bonus et ceux qui ne l’atteignaient pas étaient virés. Je me souviens des adieux humiliants d’un vieux monsieur (il devait avoir cinquante ans !) auquel on avait signifié son renvoi. Les seuls moments un peu plus tranquilles étaient le samedi matin. Nous devions en effet travailler un samedi matin sur deux et je n’avais pas le même que mon chef, pour qu’il y ait quelqu’un au téléphone. Je profitais de ce jour-là pour finir le courrier en retard et il n’était pas ravi de trouver tout ça à relire et à signer le lundi matin ! Nous avions des horaires idiots : deux heures à midi, ce qui me permettait de prendre le tram et de rentrer manger à la maison mais nous terminions à six heures un quart le soir. Etant fiancée, je pensais que cette vie de travail exténuante et ces horaires étaient peu compatibles avec une vie de femme mariée, devant faire les courses et le ménage, etc. et, lorsque j’appris que j’étais en ordre utile pour entrer à l’Etat où j’avais aussi réussi un autre examen de rédacteur, je donnai ma démission.

Adieu le privé et bonjour la fonction publique pendant 40 ans, mais ça c’est une autre histoire !

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