1966-1968, Montréal, Québec, Canada.
A 17 ans, j’ai reçu une formation de téléphoniste de l’interurbain. De quoi s’agit-il au juste ? Eh bien, sur le cadran de chaque poste de téléphone de l’époque, figurait, avec le numéro O, l’indication "operator". On faisait appel à l’« operator » pour signaler un accident, une urgence ; pour demander un appel hors de la ville ; pour obtenir une communication à partir d’une cabine téléphonique ; pour payer son appel par carte de crédit ; pour communiquer en PCV (Paiement Contre Vérification), un service dans lequel c’est l’appelé qui règle le coût de la communication ; et pour tout numéro qui, pour une raison ou une autre, ne pouvait être formé avec son cadran.
Le poste de travail de la téléphoniste était constitué d’un tableau à prises jack et de cordons appelés dicordes, servant à connecter les abonnés entre eux. La formation nous apprenait à choisir le bon chemin sur le tableau afin de servir au plus vite et aux moindres frais le correspondant demandé. Nous devions prendre les demandes d’appel des abonnés dans les circuits en partie basse du tableau, puis les mettre en relation avec le deuxième circuit correspondant dans la partie haute du tableau.
Nous portions un casque avec une prise reliée au standard. Chaque téléphoniste gérait une dizaine d’abonnés en même temps, donc deux fois autant de prises (jacks). Les cadences étaient souvent infernales.
En tant que téléphonistes, nous devions toujours garder notre calme et être très efficace. Un appel d’urgence devait être traité avec beaucoup de sang-froid : la police, les pompiers, les ambulances, tous devaient être correctement informés d’une adresse et de la raison de l’appel. C’était à nous de transmettre les informations le plus précisément possible. Nous devions être bilingues : français et anglais. Notre ton devait être vif et joyeux pour offrir un service impeccable aux clients.
Le bâtiment où je travaillais comptait plusieurs étages dont sept contenant chacun un gigantesque bureau occupé par une centaine de téléphonistes. A chaque moment de la journée, un nombre prédéfini d’entre nous occupait la grande salle où nous étions assises en longues rangées, avec chaque fois deux rangées dos-à-dos. Entre les deux rangs, la surveillante marchait d’un bout à l’autre et restait à l’écoute des difficultés qui pourraient se présenter. On faisait appel à elle en levant la main et elle se connectait à notre plan de travail pour pouvoir suivre la conversation avec le client et intervenir au besoin.
Lorsque nous avions besoin d’une pause-pipi, nous apposions une carte derrière notre chaise pour demander un remplacement.
Au bout du plan de travail se trouvait toujours une " supervisor" qui écoutait les différents postes, c’est-à-dire les téléphonistes assises à des endroits précis : ceci afin d’évaluer leurs prestations et de leur donner par la suite une note et éventuellement une formation plus approfondie. Tout devait être impeccable et nous ne savions jamais "qui" d’entre nous serait contrôlée ce jour-là.
Nous étions formées à réagir dans des délais bien définis : à prendre une communication dans les 10 secondes, à établir une communication dans les 30 secondes, à choisir le circuit correct, direct ou indirect.
Nous ne pouvions à aucun moment donner notre nom au client, seulement notre numéro : le mien était 7727. Notre voix devait être agréable et cela attirait aussi les hommes sensibles, qui tentaient parfois d’entrer en conversation avec nous : à nous de les éconduire aimablement…
Nous ne savions jamais qui nous avions au bout de notre cordon. Un jour, j’ai établi une connexion fort compliquée pour une personne haut placée de Bell Téléphone et par après, j’ai reçu par le biais de mon "supervisor" une lettre de satisfaction. En voici la traduction :
« Je viens de parler à votre téléphoniste 7727 (dans le bureau 7 ?). Elle s’est occupée pour moi d’une série d’appels assez compliqués, et cela d’une façon tellement gentille que je voulais vous en parler. Elle ne me connaissait pas comme étant un membre du personnel, pour elle j’étais un simple client et si elle représente notre façon de traiter nos clients dans nos contacts journaliers – alors, notre service est vraiment excellent » 23/3/1968 10h55 AM Ken McKee (Headquarters)
En haut, en rouge, ma supervisor avait ajouté : « Félicitations Mlle L. Huygen, bureau 7 »
Cette même lettre m’accompagna le reste de ma vie et me servit de clé d’entrée pour plusieurs demandes de travail comme téléphoniste-réceptionniste dans des compagnies privées.
Ce fut une des plus belles périodes de ma vie professionnelle.
ps
À partir de la grève du télégraphe survenue en 1883, les compagnies de téléphone abandonneront la main-d’œuvre masculine, tant adulte qu’enfantine, et opteront pour le travail des femmes non syndiquées. Les syndicats affichaient une très grande méfiance vis-à-vis des femmes accusées de « voler les emplois » des hommes et ils refusaient de les organiser.